Il est beaucoup question du suicide des jeunes ces temps-ci. En particulier depuis les propos de l’auteur-compositeur-interprète Hubert Lenoir à Tout le monde en parle dimanche dernier. Sa déclaration « Ouin ! J’ai un peu le goût de me crisser au feu ces temps-ci » jeta, comme on dit, un froid sur le plateau. Du coup, son look destroy et ses sacres qui faisaient ricaner se voyaient relégués au second plan…
Le malaise ressenti par tous ceux qui préfèrent ne pas entendre ce genre d’aveu fut jugé en général aussi grave, sinon plus, dans la blogosphère, que la détresse du gars de 24 ans. Pourtant, les désirs suicidaires sont le lot de bien du monde. Qui n’a pas eu envie un jour de quitter la place, surtout à un âge où tout bouge, où rien n’est fixé, où l’avenir semble une porte ouverte sur des lendemains brumeux et inquiétants ?
Les médias faisaient état cette semaine d’une nouvelle vague de suicides au Nunavik, cette fois à Puvirnituq, petit village à la forme d’oiseau de 1800 âmes au nord du Nord québécois. Dix personnes s’y sont donné la mort depuis le début de l’année, dont un enfant de 11 ans.
La communauté inuite bat des records de suicides, avec des taux de six à onze fois plus élevés que la norme canadienne. Ça se passe dans un climat social de haute violence et d’immense désarroi, alors que l’oisiveté, la vie en vase clos, la dépossession culturelle, l’appel des paradisartificiels, la perte d’estime de soi et le saut dans le vide d’un proche donnent envie d’être ailleurs, ou de n’être plus…
En 2016, le suicide de cinq jeunes gens à Kuujjuaq, toujours au Nunavik, avait défrayé également la chronique. L’évocation d’un visage aide à casser la glace des statistiques. Celui de Lukasi Forrest, rencontré à Igloolik au Nunavut, sur le tournage d’Uvanga de Marie-Hélène Cousineau et Madeline Piujuq Ivalu, me reste en mémoire. C’était quatre ans avant sa pendaison crève-cœur à 18 ans pour cause de mal de vivre et par effet d’entraînement — son meilleur ami s’étant suicidé deux mois plus tôt sur ces banquises trop sanglantes.
Il est admis que l’acculturation des peuples joue un rôle de déclencheur dans les épidémies de suicide. Pas évident de chevaucher deux cultures et deux langues, perdus dans un no man’s land identitaire et existentiel. Où vis-je, où vais-je et d’où suis-je venu ? Les Québécois en savent quelque chose… D’autres encore davantage.
La mort en chiac
Prenez le documentaire 1999 de Samara Grace Chadwick, en salle depuis vendredi. La cinéaste établie à Montréal y fait son retour à Moncton, au Nouveau-Brunswick, ville fuie à l’adolescence quand trop de fantômes habitaient ses souvenirs.
Une vague de suicides à la fin des années 1990 s’était abattue sur l’école francophone secondaire Mathieu-Martin à Dieppe, près de Moncton. De 1995 à 2001, entre 12 et 15 morts d’adolescents, en deux temps, avaient été causées par leur propre main. L’école, surnommée alors la polyvalente du suicide, avait fini par se voir interdite aux médias.
Samara Grace Chadwick a réuni d’anciens élèves et une institutrice ayant vécu cette période noire. Tous ont perdu des amis, un frère, une sœur, des élèves, craignant qu’un autre proche ne passe à l’acte.
Le film est en chiac, « mélange de vieux français et de vieil anglais », précise un jeune Acadien aux racines entortillées par la déportation, aujourd’hui citoyen d’une société à cloche-pied entre les mondes. Il voit dans le chiac une langue de paix reliant deux communautés jadis ennemies.
Leurs mots prononcés sont contemporains aussi : « Vivre est juste trop hard. » « C’est du stuff qui arrive. » Certains protagonistes du film avaient conservé des documents-témoignages de cette période : photos, lettres, vidéos, écrits personnels : « Cher journal, S. est mort. Il s’est enlevé la vie… »
L’institutrice évoque sa peur quand une main cognait à la porte de son bureau. Pour lui annoncer quoi au juste ? « À quoi ça sert, se souvenir ? » demande un ancien élève. Le silence a si longtemps accompagné, à l’école, les pas de ces ados déjà écorchés par le passage à l’âge adulte. « On pleurait en cachette », évoque une voix. 1999 ne propose pas de réponses, mais un collage de témoignages contradictoires, car nul ne vit l’enfer et le deuil de la même façon.
Une vidéo amateur ressuscite un moment fort de ce drame collectif. Trois élèves entonnent la chanson de Pink Floyd Wish You Were Here en hommage à ceux qui sont partis. L’école francophone interdisait de chanter en anglais, mais soudain les spectateurs debout entonnaient ce morceau en chœur au mépris des règles. Seules les paroles de Pink Floyd traduisaient leur peine et leur révolte. Et la valse des langues était leur quotidien, de toute façon. Ainsi parlait la vie à la mort là-bas à Dieppe quand ils avaient 16 ans.