Au XIXe siècle, Audubon, dans l’Ohio : «… quand je réfléchis que toute cette immense partie de notre Union, au lieu d’en être encore à l’état de nature, est plus ou moins couverte de villages, de fermes, de villes même, où l’on n’entend plus que le son aigu du marteau et le bruit assourdissant des machines ; que les bois s’en vont, disparaissant grand train […] ; et quand je me dis que, pour tous ces changements extraordinaires, il a suffi de la courte période d’une vingtaine d’années ; alors, malgré moi, je m’arrête, saisi d’étonnement ; tout cela est un fait accompli, je le sais ; et néanmoins, j’ai peine encore à croire à sa réalité. »
Bienvenue dans l’anthropocène, John James. Tu n’as pas rêvé. Pour le prouver, il reste quelques grands pins blancs ici et là, vestiges de la forêt primitive acculés par une omnibanlieue, cet avenir du monde dont l’ambition est de rayonner jusqu’au nord sauvage ; quelques baleines qui réussissent à se faufiler entre les filets de pêche ; quelques bisons qui, lorsqu’ils s’égarent sur une route du parc national de Yellowstone, y provoquent des embouteillages d’énormes véhicules récréatifs avec de toutes petites autos attachées derrière, l’air d’éléphanteaux trottinant sous les grosses fesses de leurs mères, et de gros pick-up haut perchés, attelés à des roulottes tout aussi énormes. Le bison mâchonne, la caravane passe, et les clones locaux de Maxime Bernier vous assureront sans doute que les geysers polluent plus que les touristes.
L’éradication du castor
À l’époque où la nature était cet ennemi que l’on attaquait au harpon, à la cognée et au godendart, ou avec un fusil chargé par la gueule sur un cheval lancé au galop, le massacre a pu ressembler à quelque chose comme une épopée nationale. Ici comme ailleurs : mes ancêtres, qui frayaient avec les Chippewas du Wisconsin, ont participé à l’éradication du castor sur d’immenses territoires et leurs descendants ont constitué les premières vagues d’assaut de la guerre qui se poursuit aujourd’hui contre les forêts anciennes de la Mauricie. Le monde vivant mis à prix. Tout ce qui bouge était cible. « Tu sais à combien se monte la prime ? Si on rapportait un puma adulte, on serait aussi grassement payés que des avocats », lance un personnage du roman de l’Étasunien Matthew Neill Null (Le miel du lion, Albin Michel, 2018, traduit de l’américain par Bruno Boudard).
Les hordes pionnières qu’Audubon a vues déferler sur la vallée de l’Ohio laissaient derrière elles des poches de résistance, quelques forêts intactes oubliées par l’immense poussée à travers le continent, dont une, de 150 kilomètres de long, autour de la rivière Cheat, dans les montagnes de la Virginie-Occidentale. Là-bas, en terrain hostile, des milliers d’hectares de gigantesques épinettes verraient se lever le XXe siècle. « Des vagues d’arêtes et de crêtes, des vallées tortueuses et des hérissements de pics, des champs de rochers et des rivières de pins […]. Ici s’était établie tant bien que mal la lie de l’Europe ; c’était le premier endroit duquel personne ne chassait ces misérables et que nul autre ne convoitait. »
Mais pas pour longtemps… Tellement inhospitalier, comme coin de pays, que le narrateur du Miel du lion pourra prétendre que même « les tribus indiennes l’avaient depuis longtemps abandonné ». Vraiment ? Mettons qu’on les y aura peut-être un peu aidées… Pendant la guerre civile, leur géographie revêche n’empêchera nullement les deux armées rivales de revendiquer et se disputer ces montagnes rebelles.
Le cri d’Archimède
C’est alors qu’un jeune New-Yorkais enrôlé dans les troupes de l’Union pose les yeux pour la première fois sur ces arbres « [longs] comme sept wagons de train ». Ce qui sort alors de la bouche du petit soldat est l’équivalent yankee du cri d’Archimède, l’eurêka de la libre entreprise : « Imaginez un peu tout le bois d’oeuvre qu’on pourrait en tirer ! » Et le futur fondateur de la Cheat River Paper Pulp finit par s’endormir « en rêvant de planches équarries. » Une fois le Sud écrasé, un géant industriel va prendre son essor.
Le roman de Null raconte, dans une prose riche et un style puissant (on pense parfois à Cormac McCarthy), les cinquante années qui séparent la vision de ces arbres dont trois hommes se donnant la main n’arrivaient pas à entourer le tronc et dont la cime se perdait « dans l’infini vert au-dessus de leur tête », de la vision du même pays en « océan mutilé » prêt pour l’extraction du charbon.
Comme le dit un homme debout sur une souche : « On a accompli quelque chose, ici, ne l’oubliez jamais. On a abattu assez de bois pour couvrir six fois la distance de la Terre à la Lune. » Et comme à la surface de cette dernière, « aucun cervidé, aucun animal d’élevage, pas même une corneille noire. […] Nul chant d’oiseau. Nul son, hormis celui de leurs voix, de leurs pensées. Ils avaient vidé leur monde comme on vide une cruche ».