L’autre jour, devant la Place des Arts, un homme chantait à tue-tête en marchant d’un bon dans sur la rue Sainte-Catherine À la claire fontaine devant les passants éberlués. Je l’ai suivi des yeux et des oreilles. De quel univers sortait-il pour entonner avec pareil entrain un chant folklorique sur nos macadams de postmodernité ? « Il y a longtemps que je t’aime. Jamais je ne t’oublierai », lançait-il au vent d’automne avec un ton de défi.
Une famille d’immigrants l’écoutait aussi. Connaissaient-ils cette chanson aux cinq cents versions recensées, issue, paraît-il, du poème médiéval d’un jongleur français ? Sans doute pas. On ne fait guère étalage de nos racines culturelles devant les nouveaux venus. Dommage ! Elles sont parfois bien jolies…
Sa ballade m’est soudain apparue comme une sorte de manifeste anti-amnésie. Une figure poétique de ménestrel surgissait du passé et dressait des ponts vers nous. « Chante, rossignol chante, toi qui as le coeur gai », avais-je envie de l’exhorter en écho, mais il avait déjà filé.
À la claire fontaine, considérée par certains comme un hymne national officieux de la Nouvelle-France tant elle y avait fait souche, aura été adoptée jadis par les coureurs des bois, reprise en chant de ralliement des patriotes lors des insurrections de 1837-1838, plus tard apprise par plusieurs sur des genoux maternels en comptine du soir.
Elle fut si longtemps de tradition orale, la culture québécoise populaire, par transmission générationnelle à la voix, aux instruments et au taper du pied dans les veillées, sur les chantiers des bûcherons et draveurs, importée en ville par les travailleurs des usines arrachés à leurs terres. On ferait bien de la redécouvrir collectivement et de la chérir pour sa longue trajectoire de rayonnement. Pour sa beauté aussi.
La télévision aura tari sa source vive, toujours entretenue par les groupes folkloristes ou quelques irréductibles foyers de résistance, dans la région de Joliette entre autres avec son festival Mémoire et racines. Mais, signe des temps, pour cause de difficultés financières et de chute de revenus de commandites, après 36 ans d’activité, le Mondial des cultures de Drummondville, dédié aux arts traditionnels, comportant un important volet folklorique national en danses, chants et musique, a fermé ses portes avant l’édition 2018. Autre fil de cassé.
C’est pourtant à cette culture orale là que s’était abreuvé le désormais nonagénaire Gilles Vigneault dans son berceau de Natashquan, pour en tirer les accents de ses chants immortels qui auront fait vibrer tant de Québécois aux rythmes anciens de leur pays. Le chantre vient de reprendre, de sa voix fêlée par les ans, douze titres phares, de La danse à Saint-Dilon à Jack Monoloy, pour son album Ma jeunesse sur accords de piano, de violon, d’accordéon, de flûte, de contrebasse et de percussions lancé chez Tandem. Omniprésentes y sont ses assises folkloriques.
L’auteur-compositeur-interprète Yann Perreau rendait d’ailleurs hommage au patriarche de la Côte-Nord au plus récent Gala de l’ADISQ et décochait par la bande une flèche à Justin Trudeau assis dans la salle, en disant avoir l’impression que « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est une pétrolière… » Drôle ou tragique, c’est selon ! Mais posé du moins sur un lien de continuité, fragile, encore tenace. Si peu…
Violoneux en herbe
La semaine dernière, ma collègue Caroline Montpetit révélait dans Le Devoir les préoccupations du Conseil québécois du patrimoine vivant. On s’y inquiète de voir la culture de transmission demeurer la grande négligée des cursus du primaire et du secondaire, comme dans les conservatoires et les universités. Exception faite du programme de musique du cégep de Joliette, ville lumière chez nous en ces sphères immatérielles.
Rassemblés au Domaine Cataraqui de Québec il y a quelques jours, les membres du CQPV, aux côtés d’artistes, d’artisans, de chercheurs et de représentants d’institutions culturelles, proposaient des moyens de recueillir, de la bouche des aînés souvent, ces précieux savoirs patrimoniaux avant qu’ils ne s’effacent de la tradition vivace. L’organisme veut créer un nouveau fonds destiné à la formation en musique traditionnelle pour les écoles et les camps musicaux, qui devraient regarder de ce côté-là depuis longtemps.
Il faut dire que depuis 2012, la Loi sur le patrimoine culturel du Québec reconnaît ces savoirs vivants et appelle à leur sauvegarde. Reste à les transmettre aux générations montantes, après que la voie du bouche-à-oreille se fut refermée depuis belle lurette dans tant de chaumières sans poêles à bois.
Il y a tant à faire pour retrouver ne serait-ce qu’un peu de fierté de cet héritage-là avec l’envie de le propulser vers des lendemains qui chantent : « Jamais je ne t’oublierai. »