À la télévision, dans les jours précédant « l’acte IV » du mouvement des gilets jaunes, on avait l’impression d’assister à une pièce de théâtre, à une chorégraphie bien huilée. Les têtes de pipe attendues rassemblées autour d’une table : chroniqueurs d’opinion, un « pour », un « contre », un envoyé du gouvernement, un gilet jaune, différent chaque fois. Toujours un peu mal à l’aise, en retrait, le dos très droit comme à l’église. Trop de politesse, pas assez de concision. La maîtrise des codes télévisuels n’est pas innée, c’est normal, mais l’écart visible n’est pas seulement relatif à l’expérience. C’est une distance de classe, qui s’insinue jusque dans le langage ; la difficulté de traduire la fatigue, la colère, la peur de manquer de nourriture, d’argent pour sa retraite, dans les termes technocratiques qui dominent le discours politique et médiatique.
Ainsi, on enchaîne les questions comme sur un formulaire : pourquoi n’avez-vous pas de porte-parole, allez-vous structurer votre organisation, que faites-vous du droit de circuler librement sur le territoire, et les casseurs, surtout, qu’allez-vous faire des casseurs ?
La figure du casseur est une construction fascinante. Cette créature, semble-t-il, vit tapie dans l’ombre en attendant le bon moment. Des « opportunistes profitant des douleurs sincères », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron dans le discours dégoulinant de pathos prononcé hier soir. Comme s’il était impensable et injustifiable qu’une personne honnête explose de rage lorsqu’on lui rend la vie insupportable, qu’on lui lance des lacrymogènes au visage et que la police fasse agenouiller des adolescents, les mains derrière la tête, parce qu’ils manifestent devant leur lycée.
Samedi à Paris, la tension était élevée. Rien à voir avec l’atmosphère bon enfant qui, durant le printemps étudiant chez nous, subsistait malgré la lassitude et la répression policière. On a fouillé mon sac et mes poches, je n’avais rien qui puisse être lancé, sauf peut-être une banane, mais on m’a dit que les casques, les masques, les gants étaient saisis — même aux journalistes. Les déplacements jusqu’aux points de rassemblement sont laborieux. Pour bouger, il faut passer d’une souricière à l’autre. Et là où ça bloque, ça pète.
Autour des Champs-Élysées, on entend, par intervalle, les chars qui chargent et les grenades qui explosent. L’air est comme de la soupe aux pois. Près des barrages, il faut courir lorsque les projectiles viennent et que la foule détale. Je m’essouffle et ma gorge pique. Soudain, des cris : une vingtaine de manifestants se ruent sur un seul. Je n’ai pas aimé le bruit de son corps s’écrasant sur le béton. Un homme brandit une barre de fer, je crains qu’il l’utilise. Je demande ce qui se passe à deux jeunes ayant mis la main à l’échauffourée. Le type voulait faire de la casse. Un flic infiltré, on pense. Vraiment ? On ne sait pas, mais il y en a plein, et c’est toujours pour faire du grabuge.
Puis, une curiosité : une femme, début vingtaine, a un carré rouge épinglé sur son gilet jaune. En référence au Québec ? Oui, m’explique-t-elle, elle milite contre l’augmentation appréhendée des droits d’inscription à l’université. Et vous êtes solidaires des gilets jaunes ? Tout à fait. « Moi, je remercie Macron. Il a réussi à nous rassembler comme personne, de l’extrême droite à l’extrême gauche. » Après, ajoute-t-elle, on ne fera pas de fleur à l’extrême droite, et il faut le dire, la police tape tous les jours sur les gens des banlieues, et personne ne va voir. Elle est éducatrice. « Moi, j’ai des petits de sept ou huit ans qui courent dès qu’ils voient la police. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils courent. » Mais sa solidarité est totale avec les gilets jaunes, oui.
C’est ce qui m’interpelle le plus dans l’évolution de ce mouvement : la tentative de faire converger des luttes qu’on tend souvent à placer en opposition, généralement pour discréditer la gauche et ses éléments les plus marginalisés. Chez nous comme en France. Samedi, il y avait des gens venus pour la Marche mondiale pour le climat, martelant que la fin du monde et la fin du mois constituent un même combat, des salariés venus de province autant que des militants du comité Justice pour Adama Traoré [homme de 24 ans mort lors d’une interpellation par la police], qui articulent la solidarité entre les classes populaires de la France profonde et celles des zones périurbaines où le racisme et les abus policiers s’ajoutent à la violence ordinaire de la pauvreté.
Si les soulèvements des gilets jaunes sont un symptôme du dysfonctionnement du néolibéralisme plus qu’elles n’en sonnent le glas, ils nous montrent bien que l’opposition entre les revendications des petits salariés, des écolos, des femmes ou des immigrés est factice ; qu’il existe bien un adversaire commun, très clairement identifié, d’ailleurs, par quiconque se trouvait samedi dans les rues de Paris. Refuser de le reconnaître confine au statu quo et à la reproduction de la violence.