S’offrir un bilan de l’année culturelle, c’est regarder bouger des plaques tectoniques et dériver les continents pour le meilleur et pour le pire. Des montagnes se sont écroulées soulevant gravats et poussière. On n’a pas fini d’en mesurer les impacts positifs et négatifs. Et peut-être n’y arriverons-nous jamais, tant les vieux socles sont ébranlés, en soulevant leur poids de questionnements.
Après la libération de la parole des femmes, qui jetèrent en bas de leur trône des bonzes du milieu culturel, sur amas de témoignages de viol et de harcèlement dès l’année précédente, la réalité juridique aura refroidi quelques ardeurs en 2018. Porter massivement plainte suffit pour bousculer un tant soit peu les moeurs. Enrayer pour autant l’appareil de justice, qui ne badine pas avec la présomption d’innocence, est une autre affaire.
On l’a constaté cette semaine. Les rencontres d’un procureur de la Couronne avec des présumées victimes de crimes sexuels de l’ex-empereur du rire Gilbert Rozon débouchent sur une telle majorité de plaintes non retenues (deux, c’est peu) faute de preuves bétonnées, qu’elles démontrent à quel point l’écart se creuse entre un soulèvement contre des millénaires de sévices et l’appareil juridique, aux règles strictes.
Les faits dénoncés peuvent d’ailleurs être vrais, allez le démontrer hors de tout doute, parole de l’une contre parole de l’autre ? Les victimes de crimes sexuels devraient-elles se taire pour autant, même accablées par un sentiment d’impuissance ? Leurs voix se font entendre ailleurs sur multiplication des réseaux sociaux.
Aux États-Unis, les avocats d’Harvey Weinstein sont parvenus à éliminer certains griefs féminins en décrédibilisant des porte-voix. Avec le nombre élevé de témoignages contre lui, le producteur américain ne devrait pas s’en tirer sur la durée. Lui qui faisait la pluie et le beau temps à Hollywood et dégageait toute la puissance du monde est désormais un paria, comme Rozon.
Bien des maestros, dont Charles Dutoit, ont la baguette à terre après des dénonciations de leurs musiciennes. Des acteurs, cinéastes et animateurs se retrouvent orphelins de plateaux et de micros. Les abus de pouvoir, si longtemps tolérés aux hauts sommets du royaume des arts, ne passent plus. Du coup, l’héritage culturel des géants déchus leur échappe aussi. Les voici résumés à leurs crimes, oeuvres et fleurons effacés.
Ne voir qu’un côté de la médaille, c’est s’aveugler. Ces exécutions sans procès créent un évident malaise, brisant des réputations sur simples allégations. En même temps, une culture de l’impunité et du mépris a perdu des plumes avec le mouvement #MeToo et c’est tant mieux. D’où nos déchirements, nos frustrations et nos maux de tête sous tant de paradoxes à gérer en pleines zones de turbulence.
Festivals et institutions culturelles faisaient cette année leur mea culpa en rendant hommage avec plus ou moins de finesse aux artistes féminines, si souvent écartées de leurs programmations, démontrant par l’absurde tout le chemin à parcourir pour mieux les intégrer.
Avancer dans le brouillard
L’été de SLAV et Kanata écartelait au Québec le théâtre entre sa liberté créatrice et des griefs d’appropriation culturelle à gérer. Deux camps se sont dressés sous la canicule, avec arguments solides à la clé, prouvant une fois de plus la complexité des débats en cours.
Cela et bien d’autres choses, l’année culturelle 2018 les aura encaissés sur notre dos. On peut bien se sentir fatigués…
La cause environnementale a pris une ampleur inégalée dans les consciences, malgré des décennies de mises en garde, sur mobilisation des artistes d’ici et d’ailleurs. Chez nous, le Pacte pour la transition écologique, piloté par des scientifiques et des artistes, aura fait étrangement hurler, les vedettes se voyant reprocher leur train de vie, au mépris de la cause défendue. Mais les inquiétudes quant à l’avenir planétaire et l’urgence d’agir expliquent bien des réticences à regarder le pire dans le blanc des yeux.
Les défis culturels se sont fait l’écho des défis sociaux plus que jamais, semble-t-il. Les bouleversements accélérés créèrent une quête de repères, un intérêt pour le passé, réveillant du moins une conscience patrimoniale chez les Québécois, sur hauts cris après la destruction de la Maison Boileau à Chambly.
La politique culturelle des libéraux fut reprise au vol par le gouvernement Legault. À l’heure où la santé, la houle autour des questions migratoires, l’éducation, l’écologie imposent leurs priorités, reste à voir si le chef de la CAQ comprendra que miser aussi sur la culture, c’est donner à sa population de précieuses lanternes pour affronter le brouillard en nos temps troublés.