La boxe est un sport dont la finalité est d’assommer l’adversaire. Gagner aux points, c’est bien. Mais le vrai couronnement de l’action, c’est le knock-out. La commotion cérébrale, le coma ne sont pas des « accidents ». L’essence du noble art est la destruction de l’autre.
La nuit du mythique Ali-Foreman, au stade de Kinshasa, en 1974, la foule, acquise au premier, hurlait en chœur : « Ali, boma yé ! » Traduction : « Ali, tue-le ! »
Parmi les reporters accourus du monde entier et massés sur le ringside dans la moite nuit tropicale se trouvaient le jeune Pierre Foglia, qui ne comprit rien au génial rope-a-dope de Mohammed Ali, ce suprême art d’encaisser ; Norman Mailer, au sommet de sa gloire, fort — et parlant d’encaisser — d’une avance d’un million pour son prochain bouquin ; et quelque part au fond d’une chambre d’hôtel de Kinshasa dont on espère qu’elle possédait la climatisation, le bon vieux roi Gonzo lui-même, Hunter S. Thompson, qui, complètement défoncé, s’allumait un autre gros pétard et ratait le Combat du siècle.
Le concept de muntu
Mailer a consacré tout un livre au fameux Rumble in the Jungle (Le Combat du siècle, Denoël, 2000, traduit de l’américain par Bernard Cohen). Il avait bien fait ses devoirs, comprenant instinctivement que la signification de ce Ali-Foreman dépassait la seule arène sportive et poussant son maniaque souci de l’immersion dans un sujet jusqu’à se taper des ouvrages sur la philosophie africaine traditionnelle dans l’avion qui l’emmenait vers le grand fleuve noir de Conrad, le royaume de Kurtz, le Cœur des ténèbres.
C’est dans un livre écrit par un obscur missionnaire hollandais du temps du Congo belge et intitulé La philosophie bantoue que Mailer pêcha le concept de muntu. Les tribus africaines, lut-il, considéraient les êtres humains comme des forces, non comme des êtres. « Un homme était non seulement ses désirs, sa mémoire et sa personnalité, mais aussi les forces qui venaient l’habiter à tout moment […]. » Le sens de l’existence était de « vivre sous l’emprise de ces forces de manière à augmenter la sienne propre […], enrichir le muntu représentant la somme de vie en soi ».
La boxe, comprit Mailer, était la théâtralisation même de cette conception de l’existence : deux êtres humains réduits à leur composante élémentaire, rien d’autre que des vecteurs de force déployés dans un espace donné. Le muntu étant à la fois le territoire individuel et le champ de forces que chacun défendait sur le ring.
Si le légendaire combat organisé par l’inénarrable Don King, sous l’égide du tyran Mobutu coiffé de sa toque en peau de léopard, eut lieu en pleine nuit, c’était pour éviter que l’écrasante chaleur du jour n’assommât les pugilistes avant le premier coup de poing. « C’est chez l’oncle Kimbouala-Nkaya », écrit le narrateur du dernier roman d’Alain Mabanckou, « que j’ai vu pour la première fois la télévision, et je ne peux pas oublier ça parce que toute la maison était réveillée jusqu’à l’aube pour regarder le combat de boxe que la télévision du Zaïre diffusait (en direct) » (Les cigognes sont immortelles, Seuil, 2018).
Ça se passe dans le pays voisin, cette République du Congo qu’on appelle parfois Congo-Brazzaville pour la distinguer de la République démocratique du Congo, l’ancien Zaïre de Mobutu. L’action du roman se déroule en 1977, et Mabanckou en a confié la narration à un gamin de l’âge que lui-même devait avoir à l’époque : autour de 11 ans. Autant le dire tout de suite : c’est un choix très heureux, qui joue avec une remarquable efficacité du contraste que l’auteur s’amuse à créer entre la candeur et la fantaisie verbale d’un jeune Congolais natif, comme lui, de Pointe-Noire, et l’esprit de sérieux qui caractérise jusqu’au grotesque les jeux de pouvoir et le sacro-saint vent de l’Histoire soufflant sur cette Afrique mal décolonisée.
Le roman est construit de manière à mêler intimement une tranche de vie d’une famille de Pointe-Noire et un événement historique : l’assassinat, à Brazzaville, du « camarade président » Marien Ngouabi en mars 1977. Sous la plume d’un Vargas Llosa, d’un Mailer (bien sûr), ou même d’un Denis Johnson, nous aurions eu droit à un coup d’État décortiqué dans le menu détail, un ample panorama faisant ses 700 pages au minimum. Ce que fait Mabanckou est à la fois moins impressionnant et rafraîchissant. Son roman nous offre une leçon d’histoire en accéléré, un captivant survol des indépendances africaines.
Et si les « impasses du continent africain » dont fait état l’éditeur en quatrième de couverture, tous ces Omar Bongo et ces Robert Mugabe, avaient quelque chose à voir avec le muntu ? Ami des Américains ou petit copain du Kremlin, le président ne serait rien d’autre que la force dans laquelle s’incarne le pouvoir tribal des potentats déchus. Celui qui dirige la République du Congo, Sassou-Nguesso, est là depuis 1979… Alain, boma yé !