Je me revois, debout devant la petite bibliothèque d’un des coquerons de ma période montréalaise, à fixer la tranche des ouvrages qui semblent me défier du fond de leur inertie. On dirait que, d’une minute à l’autre, je vais allonger le bras et m’emparer d’un livre, l’ouvrir, le feuilleter peut-être, mais je n’en fais rien. Réduit à l’impuissance par une transe puissante. La vérité, c’est que je suis resté coincé quelque part entre deux pensées et que ça fait déjà un bon bout de temps que j’ai complètement oublié de bouger, ou de faire quoi que ce soit d’autre.
Ces livres me résistaient. Aujourd’hui, une douzaine d’ouvrages me dévisagent à leur tour du haut d’un rayon de la bibliothèque familiale. Si j’avais continué à en fumer du bon, ils seraient demeurés à l’état d’épaisse tapisserie de rêveries se déroulant sur un attirant fond de néant.
Les littérateurs parisiens du XIXe siècle, férus d’orientalisme, découvrent d’abord Les confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de Quincey, traduit sous pseudonyme par Alfred de Musset. Un certain docteur Moreau (de Tours), s’intéressant à l’aliénation mentale, va ensuite fonder, dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis, le « Club des Haschichins », où Théophile Gauthier croisera un jeune admirateur du nom de Charles Baudelaire.
Tout indique que ces deux esprits curieux furent déçus par la confiture expérimentale, à base de résine de haschich, de ce Dr Moreau. « Le vrai littérateur, croyait Gauthier, n’a besoin que de ses rêves naturels, et il n’aime pas que sa pensée subisse l’influence d’un agent quelconque. » Dans l’étude que Baudelaire a consacrée au sujet, et dont le titre (Les paradis artificiels) est passé dans l’usage, le poète du spleen, lucidement, prend la mesure littéraire du cannabis, cet « écran délicieux et redoutable ». Il a bien saisi le rôle d’amplificateur de la drogue (« Rien de miraculeux, que le “ naturel excessif ”… » ; « Le sujet s’anime d’un monstrueux amour de soi-même »), comme aussi la principale difficulté qu’elle pose à l’inspiration littéraire : « La volonté surtout est attaquée, de toutes les facultés la plus précieuse. »
Ce que le cannabis donne d’une main en décuplant l’imagination, il le reprend donc de l’autre en détournant de ce qui demeure un travail, associé par ce débauché notoire qu’était Baudelaire à « l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention ».
Nerval, Flaubert et Balzac sont d’autres sommités de l’époque qui passèrent par le Club des Haschichins. Le dernier, que l’on sache, n’allait pas troquer pour autant ses expressos bien serrés et sifflés à la chaîne contre quelques cuillers de confiture verte. Il faudrait attendre près d’un siècle pour voir s’écrire, au pays du « cauchemar climatisé », les chapitres suivants de cette aventure emboucanée.
La légende veut que Kerouac ait torché la totalité du premier jet de son Dr Sax (1959) dans un cahier posé sur ses genoux tandis qu’il fumait pétard sur pétard, assis sur la cuvette des chiottes du taudis loué par son pote Burroughs à Mexico. Avez-vous relu Dr Sax récemment ? Moi non plus, mais j’ai le souvenir d’une longue élucubration hallucinée, ultimement aussi intéressante pour le fan convaincu que j’étais que le rêve décousu d’un étranger.
Au cours de la décennie suivante, quand Ken Kesey, dans sa commune de la côte ouest, organise ses fameuses expériences de pétage de ciboulot, le LSD est encore une substance légale dont les pouvoirs retiennent l’attention des savants fous de la CIA. C’est alors grâce à une saisie de bonne vieille marijuana, que Kesey fumait comme du tabac ordinaire entre deux buvards, que les autorités californiennes crurent venir à bout de ce dangereux gourou. Ce faisant, elles aidèrent à créer une autre légende : le faux suicide, la fuite au Mexique, puis le retour du superhéros avec un gruyère à la place du cerveau… Stoneman.
La génération suivante reprend le flambeau, et voici Hunter S. Thompson, joyeux pété fou furieux qui, au tournant des années 1970, vient tout près de se faire élire shérif freak d’Aspen, au Colorado.
D’autres noms ? Brautigan… Presque impossible de ne pas écrire La pêche à la truite en Amérique gelé comme une balle de .270 Magnum, sans parler du bourbon et de tout le reste.
Géniales exceptions qui n’enlèvent cependant rien à la pertinence de ma question : est-il possible de produire une littérature valable en tétant des gros bats comme on enfile les tasses de café ? Je ne voudrais assommer personne avec mon expérience personnelle, mais j’ai constaté que le THC s’attaquait à l’organe même du roman : la mémoire.
Lecteur moins hypocrite depuis trois jours, permets que, tournant le dos à la folle jeunesse, je me tienne désormais aux côtés de Baudelaire : « Les vices de l’Homme sont la preuve de son goût pour l’infini. Seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route. »