Il n’aura fallu que deux jours avant que François Legault ouvre la boîte de Pandore identitaire. Curieux, alors que les négociations de l’accord États-Unis–Mexique–Canada (AEUMC) se concluent et qu’il s’agit d’un événement majeur. Il aurait été souhaitable que le gouvernement élu soit au rendez-vous, sur ce front.
Lundi, François Legault s’est dit déçu par l’issue des négociations de l’AEUMC et déterminé à défendre les producteurs laitiers. On s’étonne donc de le voir partir dans une croisade que personne n’a demandée tout en demeurant évasif sur la marche qu’il entend suivre pour défendre les intérêts du Québec dans l’accord qui succédera à l’ALENA. Le fait que la CAQ se soit plutôt ruée sur un débat purement symbolique sur le fond et toujours toxique sur la forme — car nous n’avons visiblement rien appris — dit quelque chose d’inquiétant sur son sens des priorités.
Plus généralement, il est déplorable qu’on ne parle jamais des implications profondes des accords comme l’AEUMC dans la conduite des affaires internes de l’État. Il est frustrant que personne, chez ceux qui nous dirigent, ne prenne la peine de faire l’exercice de vulgarisation qui s’impose, afin d’expliquer aux citoyens à quel point ces instruments normatifs supranationaux façonnent nos lois et le fonctionnement de nos institutions démocratiques.
Résolution de conflits
Que révèle le compromis cédé par Ottawa pour conclure les négociations de l’AEUMC ? Que voulait-on préserver à un point tel qu’il est apparu politiquement viable, pour le Canada, de sacrifier la quiétude de ses producteurs laitiers, dont près de la moitié sont Québécois ? Certains ont souligné qu’Ottawa avait choisi de privilégier le secteur automobile par rapport aux agriculteurs — déshabillant ainsi Pierre pour habiller Paul, suivant un simple calcul d’utilité. Il n’est pas saugrenu d’envisager les choses ainsi, mais c’est, à mon sens, un peu court.
Les chapitres 19 et 20 de l’ALENA, qu’on a voulu préserver dans l’AEUMC, sont des mécanismes de résolution des différends. Or il en existe plusieurs types, à l’intérieur de ces accords commerciaux. Le chapitre 11 de l’ALENA, par exemple, offrait un recours aux investisseurs s’estimant désavantagés par rapport aux acteurs locaux, sur le territoire d’un État partenaire. Ce chapitre n’a pas trouvé place dans l’AEUMC, ce qui, pour le Canada, s’avère positif, puisque c’est lui qui, au long du cycle de vie de l’ALENA, a fait l’objet du plus grand nombre de recours intentés par des investisseurs, le forçant à débourser des centaines de millions de dollars.
Le chapitre 20, celui-là reproduit dans l’AEUMC, prévoit pour sa part la résolution des conflits d’interprétation dans l’application de l’accord. Quant au chapitre 19, qui semble avoir cristallisé les tensions à la table de négociation, il nous révèle le paradoxe qui loge au coeur des traités qui, comme l’AEUMC, le PTP ou l’AECG, visent l’intégration approfondie de l’économie de ses partenaires.
Le chapitre 19 permet d’instituer un mécanisme de révision judiciaire hors État — donc soi-disant neutre — si l’un des partenaires adopte une mesure commerciale contrevenant à l’esprit ou à la lettre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le bon vieux GATT, avatar juridique par excellence de la mondialisation économique. Or si le Canada a tant besoin d’un tel mécanisme, c’est spécifiquement parce que le président Trump méprise les normes de l’OMC et affiche une tendance décomplexée au protectionnisme. Cela n’a rien d’une contingence économique ni juridique : c’est purement politique.
Paradoxe
Voilà donc le paradoxe : les États acceptent de contraindre leur souveraineté pour participer aux accords comme l’AEUMC. Ils se soumettent à des normes promulguées hors du giron politique, et acceptent de leur donner force de loi. Or lorsqu’on s’assoit à la table de négociations, on voit en fait que tout finit par se réduire à des rapports de force politiques. Les États prétendent préférer le contrat à la Loi, et réduisent volontiers l’exercice politique à l’application d’un calcul, mais il suffit d’un personnage comme Donald Trump pour révéler la fragilité de cet édifice normatif.
D’un côté, c’est épeurant. Mais de l’autre, cela révèle que le pouvoir de la souveraineté est tout sauf obsolète, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre. Il est possible, pour un État, de dire « non », de refuser de sacrifier les agriculteurs, les travailleurs et la protection de l’environnement.
Ç’aurait été bien qu’on aborde cela. Mais nous voilà partis pour une nouvelle ronde d’angoisses identitaires. Si le parti orange qui, depuis mardi, se présente comme la « véritable opposition officielle » et la première force souverainiste à l’Assemblée nationale voulait faire oeuvre utile, il pourrait, déjà, éclairer cet angle mort.