Vers la fin de la campagne électorale, intéressant paradoxe, on a beaucoup parlé du fait qu’on ne parlait pas assez de l’environnement. Heure de tombée oblige, j’écris ces lignes quelques heures avant d’aller déposer mon vote à l’abri du sacro-saint isoloir. Je sais déjà que le parti qui aura été appelé à former un gouvernement lundi ne fera pas du réchauffement climatique une priorité nationale. Et ça, sérieusement, messieurs-dames, ça me tarabuste quelque chose d’effrayant.
Si j’étais encore ce célibataire sans enfant, je pourrais me contenter de vouer l’humanité aux gémonies, de faire mien le lumineux constat qui fait de l’humain un parasite de la Terre, et d’attendre sereinement la mort en appelant de mes voeux l’éradication de la civilisation du plastique et du pétrole. Mais avec les deux marmots en âge d’écouter les vidéos de catastrophes naturelles sur Météomédia, on fait quoi ? Le fait de me reproduire implique un consentement au moins tacite à l’espèce. Oui, solidaire, même des imbéciles qui encombrent les ponts à l’heure de pointe.
Et solitaire, aussi. Sur la piste cyclable qui passe devant la prématernelle de ma fille, nous roulons une vingtaine de minutes par jour sans jamais croiser un autre vélo. La rue Prospect, cet ancien chemin campagnard, est devenue juste une autre autoroute urbaine où ça avance collé entre la zone rasée-asphaltée-couverte de magasins-entrepôts et les manoirs climatisés des domaines domiciliaires en forme de tristes fiefs d’une classe dont les portefeuilles bien garnis font rouler les sables bitumineux. Chaque matin, j’accroche le vélo de ma fille derrière le mien et nous pédalons en tandem, séparés du dense trafic qui défile à un mètre de nous par une seule ligne blanche, complètement à la merci du premier crétin dont l’auto fera un brusque écart pendant qu’il aura les yeux baissés sur son téléphone.
Sherbrooke n’est sans doute pas très différente des autres villes d’importance moyenne. Le pillage territorial généralisé que représente l’étalement urbain à sa périphérie n’en donne pas moins la nausée. À vélo toujours, j’arrête prospecter une plantation d’épinettes de Norvège avec mon fils. Nous ne tardons pas à tomber sur un nouveau chemin. Les traces de bulldozer sont encore fraîches. Mieux vaut s’y résigner : ici, au lieu des bolets savoureux que j’avais en tête vont bientôt se dresser les mêmes maisons que partout, clapiers pour le monde ordinaire ou castels en toc pour électeurs libéraux et caquistes.
Notre récolte : un cèpe d’environ cinq centimètres et une demi-douzaine d’emballages en plastique graisseux cueillis à même le tapis d’aiguilles roussies par mon garçon qui a sept ans et qui croit à l’importance des petits gestes individuels. Je fourre ces débris gluants dans une pochette de mon sac à dos, beurk. Je suis fier de lui.
Mais à part faire la guerre au plastique, essayer de manger moins de boeuf et laisser l’auto dans la cour le plus souvent possible, que faire ?
Cette question, je l’ai en quelque sorte posée au docteur Rieux de La peste (Albert Camus, Oeuvres, Gallimard Quarto, 2013). Lui seul, peut-être, pouvait m’aider à mieux comprendre ce qui se passe autour de moi en ce moment.
« […] On croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. […] Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel […]. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? »
Le docteur Rieux utilise parfois le mot abstraction pour désigner la peste. « Ce qui leur manque, dit-il de ses concitoyens, c’est l’imagination. Ils ne sont jamais à l’échelle des fléaux. Et les remèdes qu’ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau. »
Et puis, le désir de fuite du journaliste Rambert voulant retrouver l’être aimé, dans le roman, est-il si différent du genre de déni qui nous pousse à faire de nos petites vies — couples, familles, consommation, le bonheur ! — autant de murs dressés devant la pensée du fléau ?
Pourquoi lutter, au fait ? Pourquoi ces infimes combats, à vélo sur Prospect, sous les épinettes à ramasser les déchets des autres ? Rieux : « Il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. »
« La peste est trop forte », dit quelqu’un à Tarrou, le confrère de Rieux. Et lui de répondre patiemment : « Nous le saurons quand nous aurons tout essayé. »