L’avantage de l’histoire, c’est le rapport apaisé qu’elle permet d’avoir avec des personnages qui, s’ils étaient encore vivants, seraient nos adversaires. Ainsi, je peux lire un livre sur Maurice Duplessis et être ému par l’homme qui se collette avec les défis de son époque même si, contemporain du chef unioniste, j’aurais probablement été dans le camp de ses contempteurs.
J’aime l’histoire pour cela : elle est, elle peut être, en tout cas, une école de clémence. Elle permet de retrouver l’humain au-delà de l’adversaire, dans la mesure où ce dernier ne fut pas un monstre. L’histoire, évidemment, ne rendra pas Hitler émouvant.
L’historien québécois Thomas Chapais (1858-1946) n’était pas un monstre. Il reste que, avant de lire le solide essai que lui consacre Damien-Claude Bélanger, je le percevais, selon une formule de l’historien Robert Lahaise, comme un « vaincu content », comme un propagandiste au service d’un fédéralisme canadien animé par le mépris du nationalisme québécois.
Chapais, il faut le savoir, professait le loyalisme, une doctrine qui voyait dans la Conquête de 1760 un bienfait pour les Canadiens français et qui prônait la fidélité à la Couronne britannique. Lionel Groulx assimilait cette doctrine à une démission nationale, à de l’à-plat-ventrisme. Nationaliste québécois, je n’hésitais pas : je choisissais Groulx contre Chapais.
Providence et vérité
Ce dernier, oublié depuis, mérite pourtant quelques égards. Dans Thomas Chapais, historien (Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2018, 234 pages), Damien-Claude Bélanger, spécialiste de l’histoire intellectuelle du Canada français, rend justice à l’oeuvre monumentale de celui qui fut aussi conseiller législatif dans les gouvernements Taillon et Flynn, ministre non élu sous Maurice Duplessis et sénateur. Bélanger ne donne pas raison à Chapais sur le plan idéologique, mais il reconnaît la richesse de ses travaux, qu’il présente et commente avec précision et respect. Il rend, d’une certaine manière, Chapais admirable.
Fils et gendre de deux politiciens Pères de la Confédération, Chapais est un bourgeois ultramontain et très conservateur. Ses travaux en histoire, une discipline qu’il pratique en autodidacte très savant, seront marqués par ce contexte. L’historien, en effet, ne doute pas de l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, considère que les élites sont le moteur de l’histoire et prône « les voies de l’étapisme, de la modération et du compromis ».
Les héros de son récit, note Bélanger, sont à son image, c’est-à-dire modérés et « peu charismatiques ». L’historien, par exemple, préfère le prudent intendant Talon au téméraire gouverneur Courcelles, le sage Montcalm au fanfaron Vaudreuil et le patient La Fontaine au radical Papineau. Chapais a sa vision, donc, mais, insiste Bélanger, « sa préoccupation pour les sources et pour l’exactitude documentaire témoigne d’un grand souci de vérité » chez lui.
Le récit historique de Chapais est solide et passionnant, même s’il convient de souligner que « ses pages sur les Premières Nations sont déplorables de même que sa mise à l’écart des femmes ». Pour l’historien, la naissance de la Nouvelle-France, vouée au catholicisme, est providentielle, mais le Régime français souffre de nombreuses tares administratives.
La Conquête de 1760 ne va pas sans souffrance pour les Canadiens, mais la bienveillance britannique témoigne à son tour de son caractère providentiel. La Confédération de 1867, enfin, en donnant aux Canadiens français une « autonomie convenable », apparaît dans le récit chapaisien comme le fin mot de l’histoire, « l’aboutissement de nos luttes nationales ».
Chapais, note Bélanger, « est un partisan de l’affirmation nationale », mais par la modération, d’où sa critique sévère des patriotes de 1837. S’il fallait lui trouver un successeur aujourd’hui, l’historien Jocelyn Létourneau serait sur les rangs.
Une autre histoire
Il y a, dans l’oeuvre de Chapais, des interprétations qui vont à l’encontre du récit canonique. L’historien conteste la thèse selon laquelle la France aurait abandonné sa colonie, il rejette la thèse de la décapitation sociale après la Conquête et attribue l’Acte de Québec de 1774 à la libéralité britannique plutôt qu’à la crainte de la Grande-Bretagne de voir les Canadiens français se joindre à la fronde américaine. Quoi qu’on en pense, tout ça est passionnant et est l’oeuvre d’un historien dont le « rapport au passé est honnête ».
« Les Anglais de M. Chapais, écrivait Olivar Asselin en 1923, sont des gens que nous n’avons jamais vus que dans les livres : ceux de M. Groulx, avec leur double personnalité de Jekyll et Hyde, sont ceux que nous voyons depuis notre enfance. » J’aime l’histoire parce qu’elle me permet de donner raison à Asselin tout en saluant, malgré que j’en aie, l’oeuvre de Chapais.
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