Une des sources de l’islam radical qui fait tache d’huile dans le monde, l’Arabie saoudite, se retrouve aujourd’hui au banc des accusés. Mais l’extraordinaire influence que ce pays exerce à travers sa richesse, ses réseaux et ses amitiés particulières, de Paris à Washington, pourrait une fois de plus lui valoir l’immunité.
L’affaire Jamal Khashoggi, du nom du journaliste dissident saoudien disparu en Turquie il y a maintenant deux semaines, après une visite au consulat de son pays à Istanbul, prend de l’ampleur et montre un des ressorts de la tyrannie contemporaine, ainsi que la complaisance qui l’entoure.
On évoque régulièrement, et avec raison, les reculs de la démocratie sur ses terres premières, aux États-Unis avec l’incroyable régime Trump, en Europe avec l’effacement de l’État de droit dans plusieurs pays. On s’inquiète à juste titre des avancées des régimes autoritaires — avancées géopolitiques, mais aussi en tant que « modèles » — qui règnent de Moscou à Pékin en passant par Ankara.
Dire aujourd’hui que l’Arabie saoudite est l’un des pôles de la tyrannie mondiale et des menaces à la démocratie laïque, ce n’est pas oublier les incursions gravissimes de Moscou, des champs de guerre syriens aux réseaux informatiques américains. Ce n’est pas oublier le néototalitarisme technologique que Pékin installe aujourd’hui, entre deux révérences de présidents africains ou européens.
Jamal Khashoggi n’a toujours pas reparu, et ne reparaîtra sans doute jamais. Cet homme, qui a longtemps fréquenté le sérail saoudien et les islamistes radicaux (il a personnellement connu Oussama ben Laden), avait récemment évolué sur des questions centrales, comme la démocratie et la laïcité, jusqu’à devenir l’un des critiques les plus informés et les plus pénétrants de la dictature des Saoud.
Un des messages fondamentaux, au fil de ses chroniques dans le Washington Post, après son exil aux États-Unis en 2017 : « Ne vous laissez pas berner par les sourires du prince Salman ! »
Le prince Mohammed ben Salman Al-Saoud, c’est le fils du roi officiellement régnant, lequel depuis 2015 a laissé les rênes à fiston, un dirigeant de 33 ans aujourd’hui à la tête d’une gérontocratie de droit divin.
On a beaucoup glosé sur sa volonté de modernisation (diversifier l’économie, penser « l’après-pétrole ») et sur ses réformes « sociétales » : permission de conduire octroyée aux femmes, ouverture d’un cinéma à Riyad… Folles et audacieuses réformes (!) qui ne doivent pas faire oublier que ce régime reste une féroce dictature, respectée et ménagée par le reste du monde.
Selon la principale version, et la plus crédible, sur l’horreur cachée du 2 octobre, l’assassinat a eu lieu peu après l’entrée de Khashoggi dans l’enceinte du consulat. Il aurait ensuite été découpé en morceaux… pour permettre l’évacuation de ses restes dans des valises ou des sacs. Les agents seraient repartis dans un ou des avions privés saoudiens, avec immunité diplomatique.
Paris et Washington ont eu ces derniers jours des mots très forts. Les présidents Trump et Macron ont exprimé de l’inquiétude — et une sévérité toute rhétorique — face à ce qui s’apparente à un assassinat d’État.
Mais au total, les Occidentaux font preuve de retenue, parce que l’Arabie saoudite reste un partenaire obligé sur plusieurs plans : stratégique, militaire, commercial. Et aussi parce que le jeune prince Salman — ce supposé grand réformateur ouvert sur le monde, dont on découvre qu’il est aussi brutal, sinon davantage, que beaucoup de ses prédécesseurs dans sa détermination à réprimer les dissidents, et à les frapper où qu’ils se trouvent — manie admirablement l’intimidation, y compris envers ses alliés…
On temporise parce que Riyad est un client et fournisseur extrêmement important pour les États-Unis, la France, le Canada : essentiellement, autour du couple « achat de pétrole, ventes d’armes et de fournitures militaires »… Parce que Trump a besoin de Riyad dans sa stratégie anti-Iran ; parce qu’il ne peut se permettre de perdre cet allié et client capital.
Cette affaire nous rappelle, une fois de plus, le pouvoir stratégique d’une tyrannie contemporaine, où le rejet même minime de toute critique des politiques officielles transforme la moindre opposition en dissidence. Khashoggi était un dissident modéré, mais c’était encore trop pour l’implacable héritier souriant et barbu.