Le roman de guerre est un sous-genre littéraire qui, dans la littérature arabe contemporaine, est presque automatiquement associé à la guerre civile au Liban. D’abord en arabe, dans des romans mémorables signés Hoda Barakat (La pierre du rire), Elias Khoury (Un parfum de paradis), Rachid El-Daif (Cher Monsieur Kawabata) ou Hanan Al-Shaykh (Poste restante, Beyrouth). Mais aussi en français, avec des auteurs célèbres tels qu’Amin Maalouf (Les désorientés) et Wajdi Mouawad (Incendies). Et enfin en anglais, à travers l’écriture incandescente de Rawi Hage (Parfum de poussière) ou intimiste de Dimitri Nasrallah (Niko).
La guerre civile est-elle donc une obsession littéraire ? Si elle l’est, c’est parce que l’Histoire est idéologique ; elle truque l’information et sème le doute. Qui plus est, elle se répète. C’est parce que les auteurs sont conscients des failles de l’Histoire et des limites des interprétations qu’à leur tour ils et elles proposent des récits en palimpseste. Récits qui se superposent les uns aux autres, qui se démasquent les uns les autres, qui veillent et appellent à l’empathie. Certains abondent dans le détail de l’enfer quotidien, d’autres abondent dans le détail des fuites et des résiliences.
L’irrésistible horreur
Obsédé par l’expression de l’horreur, l’angoisse d’une éventuelle répétition, l’urgence d’une action pour prévenir le mal, Rawi Hage se démarque nettement par la sobriété de son style et la férocité de ses descriptions. Dans son nouveau roman Beirut Hellfire Society (Penguin Random House Canada, 2018), l’obsession de la violence graphique infligée aux corps vivants ou en décomposition, l’impossible résolution du cauchemar, les incendies et les bombardements se mêlent à l’obscénité des vengeances et à la sexualité trouble.
Le Beyrouth fantasmé de Hage, pourtant très concret, se présente sous des surnoms, tels celui de Pavlov, le personnage principal qui, à l’âge de 16 ans, accompagne son père sur le chemin du ramassage de cadavres en vue de les incinérer. Une dédicace empruntée à Antigone met l’enterrement du frère (à la fois noble et têtu) au centre de l’action, tout en réfléchissant sur l’opposition entre terre et feu, conformisme et liberté, réflexion qui prend toute son épaisseur dans une société libanaise profondément religieuse.
On y voit aussi le Beyrouth des excentriques, tels El-Marquis, fondateur hédoniste de la société Feu d’enfer, qui vit en marge des religions et des rituels et qui se donne pour mission l’incinération des cadavres ; le Beyrouth des amis étrangers de Pavlov, comme Nadja la prostituée et le photographe grisé et tragique nommé le Bohémien, tous spectateurs de la mort, morts-vivants, corps célébrés et piétinés.
La guerre qui prit fin en 1990 rejaillit incessamment dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue, de ceux qui sont partis, des survivants. Au-delà de la terreur et de la haine, la logique du fratricide collectif suscite le dégoût des personnages de Hage. Dans Beyrouth, l’auteur retourne brillamment à son monde « cauchemar-romanesque » de prédilection. Ce monde, d’ailleurs, ne le quitte jamais puisque le style et le contenu de ses trois romans précédents sont devenus les fondements de son écriture, cri de douleur et fol éclat de rire lancés contre l’absurdité des humains.
La suite de Niko ?
Alors que l’écriture de Rawi Hage bondit comme un torrent à la fois fougueux et somptueux, celle de Dimitri Nasrallah se veut ludique, parfois loquace, conciliatrice. La guerre, écrit Nasrallah dans Niko (La Peuplade, 2016), est tatouée sur le visage, greffée sur la peau ; la guerre s’éternise et son influence sur les personnages est incontournable ; le père Antoine avait déjà vécu une autre guerre dans les années 1950, une guerre civique qui prend les allures d’une lutte de pouvoirs, tout comme dans son nouveau roman, Les Bleed (La Peuplade, 2018). Alors qu’aux yeux de Niko, arraché à son père pour vivre avec sa tante à Montréal, l’intégration est une lutte d’une tout autre nature.
Dans Les Bleed, Nasrallah retrouve Niko autrement, par le truchement de la fantaisie et du thriller politique. Beyrouth devient une capitale arabe fantasmée gérée par la famille du dictateur Mustafa Bleed (qui n’est pas sans rappeler Moubarak ou Assad) et de son fils, Vadim, qui professe que la dictature n’est qu’une solution de remplacement bon marché à l’impérialisme. La guerre du pouvoir se raconte donc autrement du point de vue des dictateurs, des journalistes et des révolutionnaires.
L’écriture devient pour ainsi dire un recommencement qui renvoie aux origines. Beyrouth, ville ensanglantée et mythique, est une origine qui enclenche la réflexion, le sarcasme, la paralysie et la rage. La famille et la congrégation sont des origines, conformistes et hideuses aussi bien dans Beirut Hellfire Society, de Hage, que dans Les Bleed, de Nasrallah. Le chaos politique et le gouffre de la guerre civile sont enfin des origines qui ne cesseront de hanter et d’inspirer les auteurs issus de la région.