Il est temps, maintenant, aujourd’hui, de décider de refuser d’excuser — encore une fois — les gestes gravissimes que commet continuellement l’Arabie saoudite contre les droits de la personne, en toute impunité.
Même si les circonstances du décès de Jamal Khashoggi restent inconnues, au gré des versions rocambolesques des autorités saoudiennes, nous devons maintenant décider de faire entendre raison à nos gouvernements : la politique des petits pas feutrés, des portes closes, de la diplomatie privée, de « il-ne-faut-surtout-pas-leur-faire-perdre-la-face » est un échec. Beaucoup trop d’hommes et de femmes, défenseurs, journalistes, dissidents, ont perdu leur dignité, leur droit de parole, leur liberté, leur famille, leur vie. Jamal n’est pas une exception, c’est une norme en Arabie saoudite.
Il peut exister de nombreuses raisons pour lesquelles le cas de Jamal soulève tant d’intérêt, outre le suspense des épisodes quotidiens de cette série géopolitique qui a commencé par une histoire d’amour et des papiers de mariage. Un homme meurt dans, semble-t-il, des circonstances macabres pendant que sa fiancée l’attend dehors (qui va oser passer les portes de ce consulat dorénavant ?). La reconnaissance du statut de ce journaliste, critique du régime saoudien, dans un contexte où de plus en plus de journalistes se font tuer, attaquer, harceler, dénigrer, le fait que cela se passe hors des frontières de l’Arabie saoudite et semble vouloir être lié de près à la responsabilité de la famille royale saoudienne, la joute entre la Turquie et l’Arabie saoudite et l’arbitre partial joué par les États-Unis sont autant de facteurs qui semblent plus porteurs que les milliers de morts et de fantômes au Yémen pour blâmer ce régime. La tendance à la déshumanisation confirme ce que Staline disait : « La mort d’un homme est une tragédie et la mort d’un million d’hommes est une statistique. »
Un bilan désastreux
Mais Jamal est la goutte qui fait déborder le vase. Faire craquer la protection dont bénéficie l’Arabie saoudite depuis des décennies demande des efforts incommensurables. Le bilan désastreux est pourtant connu : répression des minorités, mise sous tutelle des femmes, parodie de système de justice, loi antiterroriste qui terrorise, crimes de guerre, exécutions et autres punitions d’un autre temps… La campagne pour faire libérer Raïf Badawi n’a pas encore atteint son but, mais a eu le mérite de révéler les pratiques d’un régime autoritaire auprès d’un grand nombre de personnes qui savent et qui veulent des comptes : 160 000 Canadiens ont signé.
Toutefois, les priorités de nos élus sont ailleurs : accès aux réserves de pétrole, contrats de vente d’armes, gestion de flots de migrants, investissements en vue, alliances contre l’Iran, contre le groupe État islamique et « guerre au terrorisme ».
De nombreuses fois, dans le cadre de rencontres pour faire libérer Raïf avec des ministres ou officiels gouvernementaux, au Canada ou aux États-Unis, nous leur avons demandé de porter sa cause publiquement. « Et si changer de ton donnait quelque chose ? » La communauté internationale est unanime, mieux vaut s’écraser.
Le Canada a essayé toutefois, quand des défenseures des droits des femmes ont été emprisonnées cet été — dont certaines défendaient le droit de conduire, qui pourtant avait été autorisé en juin — à la suite du tweet fort publicisé de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland. Elle demandait leur libération et celle de Raïf Badawi. Une fois n’est pas coutume.
Car tous continuent de s’écraser. Le Canada y compris. Ce contrat de 15 milliards pour la vente de véhicules blindés est tout un exemple.
Ce qui compte, c’est notre réputation de pays qui respecte les contrats commerciaux ?
Ce qui compte, c’est que l’on ne restera pas silencieux devant ces crimes et que nous ne serons pas complices avec la vente de « nos » armes. Les Allemands, qui ont décidé de suspendre leurs ventes, seront-ils isolés ?
Pourquoi alors l’Arabie saoudite s’arrêterait-elle ?
Parce que nous le voulons, parce que nous disons « Assez ! », parce que vous avez demandé la libération de Raïf avec tant d’efforts depuis tant d’années. Parce que le vendredi 26, c’était la 200e vigile pour la libération de Raïf à Sherbrooke.
Nous refusons de couvrir les crimes de l’Arabie saoudite. Le décès de Jamal Khashoggi doit faire cesser ce silence.