La cause semble entendue. Vous aurez le droit d’emmener toutou en camping dans un parc national du Québec. De lui faire prendre l’air sur les sentiers de ces forêts en principe sauvages, au bout de sa laisse extensible longue comme trois autobus scolaires. Sans doute, interdiction vous sera faite de le détacher, mais bon, lorsqu’il n’y aura personne en vue… Vous comprenez ce que je veux dire. Ailleurs, vous n’avez pas l’habitude de vous gêner, et je vous connais, ce n’est pas un stupide panneau publiant une prohibition explicite qui va vous arrêter. Toutou, après tout, manque d’exercice. Courir après un chevreuil lui ferait du bien. Est-ce votre faute à vous si le meilleur ami de l’homme n’est pas aussi celui du raton laveur et du tamia ?
Quant aux petits sacs de crotte laissés à pendouiller bien en vue sur une branche ou un poteau (« juste en attendant… »), je ne doute pas qu’ils feront bientôt l’ornement des joyaux de nos espaces naturels.
Votre animal est d’une espèce bien protégée. Nous lui reconnaissons un droit de terroriser qui ne concerne pas que les écureuils. Cela inclut aussi la licence d’infliger, par « haine à l’état pur », des blessures graves aux gens et de défigurer des enfants dans une « extase de rage ».
Les expressions « haine à l’état pur » et « extase de rage » sont tirées d’une des sept histoires (ou « tableaux romanesques », dixit l’éditeur) qui composent le dernier livre de J. M. Coetzee paru en français (L’abattoir de verre, 2018, Seuil, traduit de l’anglais par Georges Lory). Une jeune femme qui emprunte une certaine rue à vélo deux fois par jour pour se rendre à son travail doit subir, chaque fois qu’elle passe devant la même grille, l’explosion baveuse d’un molosse issu d’une sélection génétique favorisant l’agression. Obligée de revivre chaque jour, matin et soir, l’humiliante expérience de la peur. « Elle a peur et il le sait. Il s’attend deux fois par jour au passage de cette créature qui le craint, qui ne peut pas dissimuler sa peur, qui dégage l’odeur de la peur comme une chienne dégage un fumet sexuel. »
Apparemment, la loi permet de terrifier les passants à partir d’une cour clôturée. Deux conceptions de l’espace public s’affrontent dans ce texte, l’une y voyant le résultat d’une simple addition, l’extension des territoires individuels, l’autre en faisant le lieu d’un partage civilisé destiné à transcender la pulsion de domination et l’instinct de propriété. C’est la vision de la jeune femme, qui va opter pour la recherche d’une solution civique à son problème.
« J’ai le droit de ne pas être terrifiée, ni humiliée, sur la voie publique. Il est en votre pouvoir de rectifier les choses. » Réponse : « C’est notre rue. Nous ne vous avons pas invitée à passer par ici. Vous pouvez prendre une autre rue. »
Les deux premières histoires mettent en scène une jeune femme anonyme qui pourrait être, ou pas, Elizabeth Costello, ce personnage d’écrivaine australienne placé au centre des cinq « tableaux romanesques » suivants, et déjà rencontré ailleurs dans l’oeuvre de Coetzee, éponyme, entre autres, d’un roman paru en 2003. Costello est surtout connue pour son premier roman, dans lequel elle donnait une vie indépendante à la Molly Bloom de Joyce. Après ce succès initial de plus en plus éloigné dans le temps, elle a progressivement intégré les rangs bien garnis de ces auteurs semi-connus qu’on invite parfois à donner des conférences à l’étranger, bien loin de l’aura de Nobel que traîne, pour sa part, le discret Sud-Africain qui l’a enfantée.
En Australie ou ailleurs, les écrivains se cachent pour mourir… Ils n’ont pas droit à la retraite, simplement ils cessent un jour de publier, et éventuellement d’écrire, par lassitude, frustrations accumulées, banqueroute de capital symbolique, désillusionnés aussi bien par le chef-d’oeuvre que par les échecs. Ce qui passe pour perte d’inspiration aux yeux du grand public n’est autre que le déclin plus ou moins rapide de leurs facultés mentales. Tous n’ont pas la chance d’être fauchés en pleine gloire. Un infarctus est banal, un accident d’auto, pas mal. La postérité leur préfère un beau suicide, à la rigueur un cancer du cerveau.
Coetzee nous montre ici sa Costello vieillissante, rendue à l’âge d’inquiéter ses deux grands enfants. « Je perds, dit-elle gaiement, la puissance du désir. » Pas seulement ça. « Je ne suis plus moi-même. Mon esprit est touché. J’oublie les choses. » « La vérité vraie, c’est que tu as un pied dans la tombe », aimerait lui dire son fils pour la convaincre de quitter le plateau espagnol désolé où elle s’est retirée, entourée d’innombrables chats errants. De ces derniers au dogue enchaîné à sa pulsion de mort, Elizabeth, bouclant la boucle, embrasse alors sa dernière grande cause : les animaux. « C’est pour eux que j’écris. Leur vie fut tellement brève, si facile à oublier. »