Selon un sondage Léger, 75 % de la population souhaite que les tout-petits soient une priorité pour nos décideurs publics. L’accès à des services de garde de qualité, à des logements sociaux, à des milieux de vie sécuritaire, aux transports collectifs et la réussite éducative sont les enjeux les plus souvent pointés du doigt. Fort bien, mais une ombre immense au tableau demeure, ombre que personne ne nomme : les mauvais traitements envers nos tout-petits.
Entre 2008 et 2015, le taux de signalements concernant des enfants de cinq ans ou moins est passé de 37,2/1000 à 52,2/1000, une augmentation de 40 %. Dans certaines régions, cette hausse frôle les 50 % et le taux dépasse de trois fois la moyenne nationale. Les dernières années ne font pas exception à la règle : 5 % de plus entre 2015 et 2017. Et si on remonte plus loin, nous devons nous rendre à l’évidence : la situation, loin de s’améliorer, ne fait que s’empirer, et ce, depuis fort longtemps.
Ces chiffres devraient nous faire frémir, mais l’idée que cette augmentation des signalements serait tout simplement due à une plus grande sensibilité et à une plus grande vigilance de la population vient vite nous rassurer. Trop vite. Selon cette hypothèse, il n’y aurait pas plus d’abus ou de négligence grave envers les enfants qu’avant ; la population, plus alerte, signalerait davantage, voilà tout. Cependant, les données dont nous disposons ne soutiennent pas vraiment cette explication. D’une part, la plus grande partie des signalements n’est pas le fait de la population, mais plutôt d’organismes ou de services publics comme la police, les organisations communautaires, les établissements scolaires ou les services de première ligne, que l’on ne peut soupçonner d’avoir manqué de vigilance antérieurement. D’autre part, si cette augmentation dépendait d’une plus grande sensibilité du public, on observerait des bouffées de signalements à l’occasion de campagnes consacrées à cet enjeu, et non pas cet accroissement régulier et constant.
Accepter l’intolérable ?
Mais, à supposer que l’on admette pour un instant qu’une vigilance accrue de la population explique cette hausse, ceci ne devrait pas nous mener à conclure que cela est normal ou acceptable pour autant. Sinon, selon cette philosophie, nous aurions à considérer comme triviale, banale ou normale une augmentation, par exemple, des cancers du sein puisque cela serait simplement dû à l’amélioration de nos stratégies de détection. Cette conclusion ne nous viendrait pas à l’esprit, et encore moins l’idée que l’on ne peut rien y faire. C’est pourtant ce qui arrive en ce qui a trait aux mauvais traitements envers les tout-petits, même si nous savons que la violence physique, psychologique ou sexuelle, la négligence grave, l’abandon laissent des traces profondes et pour longtemps chez beaucoup des enfants qui en sont victimes. Des vies entières sont hypothéquées. Certains en meurent. Nous nous en affligeons à chaque rapport annuel des directeurs de la protection de la jeunesse et nous passons à autre chose. Comme au vendredi fou par exemple.
Nous acceptons l’intolérable, y compris l’inaction de nos gouvernements devant ces statistiques. La dernière occasion ratée par un gouvernement du Québec pour susciter une mobilisation générale de la population et adopter une stratégie nationale de prévention de la maltraitance envers les enfants remonte à 2016. Cette année-là, le gouvernement adoptait la Politique québécoise de prévention en santé. On peut y trouver un très bref état de situation concernant les mauvais traitements envers les enfants en 2014-2015, mais aucun objectif de réduction, et conséquemment aucune stratégie précise qui nous y amènerait.
L’occasion est belle pour un nouveau gouvernement « des familles » et pour son ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, de faire montre d’un leadership affirmé et de nous engager, tout autant que nous sommes, dans une action concertée pour réduire le taux de mauvais traitements envers les enfants.
Nous connaissons parfaitement les éléments auxquels il faut nous mesurer pour y arriver. La science est très claire à ce sujet : absence de modèles compétents et d’information dans la vie des parents les plus vulnérables, problèmes de santé mentale de tout ordre, fossé culturel, présence d’un enfant qui présente des difficultés particulières, manque de ressources matérielles nécessaires à une vie décente, isolement social. C’est connu, comme le sont les stratégies à mettre en place pour contrer ce problème : lutte constante et soutenue contre la pauvreté et les conditions de vie qui lui sont associées, programmes costauds de soutien à l’exercice du rôle parental dès avant la naissance jusqu’à beaucoup plus tard dans la vie des parents les plus vulnérables, campagnes médiatiques intensives, engagement des élus locaux et de leurs commettants, les solutions ne manquent pas. Encore faut-il se donner un objectif national clairement énoncé par un gouvernement qui y met toutes les ressources nécessaires dans le cadre d’une politique de prévention articulée.
Nous l’avons fait avec succès pour le tabagisme, pour le suicide, pour les accidents mortels de la route, pour le sida. Pourquoi pas pour la maltraitance envers nos tout-petits ?