La France est loin d’être un pays pauvre, non plus, par comparaison, qu’un foyer majeur d’injustice sociale, vu son système très poussé de redistribution de la richesse. Si bien que l’irascibilité manifestée par les Français à travers le mouvement spontané des « gilets jaunes » contre le haussement des taxes sur l’essence et le diesel à des fins écologiques n’en est que plus révélatrice.
Car cette exaspération, dont les racines sont plurielles, ces Français la partagent en fait avec les sociétés d’un peu partout dans le monde, du Nord comme du Sud, face aux défis croisés et contradictoires qui empêchent de penser l’avenir avec plus de sérénité : réchauffement climatique, gentrification des villes, précarisation des revenus de travail et puis, perte de crédibilité des démocraties libérales sur fond de creusement scandaleux des inégalités.
C’est tout cela que des abonnés de Facebook des zones dites périurbaines ont coalisé pêle-mêle. La mobilisation éclatée des gilets jaunes s’éteindra peut-être — sans doute — d’elle-même (elle s’est poursuivie en fin de semaine, quoique malheureusement polluée à Paris par des casseurs), mais les enjeux n’en demeureront pas moins entiers, le n’importe comment de nos modes d’urbanisation opposé à l’urgence d’empêcher un cataclysme environnemental étant l’une des clés du problème.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement, 3,5 milliards de personnes, soit la moitié de l’humanité, vivent aujourd’hui en ville. Elles seront 6,5 milliards en 2050. Or, les villes sont de moins en moins pour tout le monde, se « gentrifiant » sur la base de politiques de planification urbaine qui se résument trop souvent à laisser le marché immobilier avoir le dernier mot. S’applique ce faisant, plus ou moins universellement, une logique de ségrégation spatiale induisant, à des degrés divers, un processus d’exclusion sociale.
C’est ainsi que Paris, devenue inabordable, gentrifie Bordeaux comme jamais depuis l’inauguration à l’été 2017 du TGV reliant les deux villes en deux heures, avec à la clé des hausses faramineuses des coûts d’habitation. Même phénomène de « double gentrification » autour de Londres, de Berlin, de Toronto…
D’où augmentation du nombre de mal-logés et de sans-abri partout en Europe, selon la Fondation Abbé-Pierre. D’où croissance exponentielle des bidonvilles dans les pays pauvres et émergents (sans eau potable et sans infrastructures sanitaires). D’où étalement urbain, décliné en couronnes, en banlieues et en zones semi-rurales, qu’on soit à Pékin, à Brasilia ou à Montréal.
Deux statistiques : d’abord, les régions urbaines produisent à l’échelle planétaire plus de 70 % des émissions de dioxyde de carbone ; ensuite, la pollution atmosphérique est responsable de 7 millions de morts chaque année dans le monde.
En France, cette pollution est particulièrement due aux moteurs diesel que les gouvernements ont encouragés avant de les diaboliser. La taxe carbone annoncée par le gouvernement Macron tombe sous le sens, mais encore ? Au-delà des nécessaires mesures de compensation fiscale pour accompagner les ménages plus fragiles, cela ne peut pas faire l’économie de politiques d’aménagement du territoire et de l’amélioration des transports en commun pour freiner le recours à la voiture, essentielle pour plusieurs dans l’ordre actuel des choses. Assujettis à leurs contraintes de fin de mois, plusieurs de ces Français pourraient être québécois, évidemment : ils s’éloignent des villes pour devenir propriétaires ou payer des loyers moins élevés. De gré ou de force, faut-il ajouter, puisque tous ces pièges participent aussi, en termes psychosociaux, d’une culture générale et profondément ancrée voulant qu’il n’y ait de liberté qu’assortie d’un volant (car les gilets jaunes, c’est en effet cette idée — que commencent à défaire les bouchons — que l’automobile recoupe un idéal de modernité et d’autonomie individuelle…).
Alors quoi ? Il faut désenclaver les villes — en faire des espaces durables et non pas privatisés. Il faut développer les services publics de proximité. Il faut renforcer le télétravail, le covoiturage et les exigences auprès des constructeurs automobiles pour des véhicules nettement moins gourmands, ce qui est parfaitement réalisable. Il faut s’occuper, ainsi que l’affirme Nicolas Hulot, ministre démissionnaire de la Transition écologique, d’un « sujet qui s’appelle, ni plus ni moins, la fin du monde ». À supposer qu’il n’est pas trop tard, il n’y a pas d’autre avenue que de faire cette révolution.