Le Salon du livre de Montréal, édition 2018, est derrière nous. Comme chaque année, des milliers de personnes ont déambulé à travers les nombreux stands des différents éditeurs qui y présentaient leurs collections. On a dédicacé, on a beaucoup parlé et aussi beaucoup marché. Toutefois, que ce soit à titre d’auteur ou de lecteur, chaque année, je quitte cette grande foire du livre un brin dubitatif et quelque peu mal à l’aise…
Pour vous expliquer l’origine de ces sentiments plutôt négatifs, laissez-moi vous raconter une anecdote que j’ai le grand déplaisir de vivre régulièrement dans ma salle de cours au cégep. Pendant quelques semaines, nous avons lu et étudié en classe le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau. Avant de passer à un autre philosophe au programme, je prends la peine de suggérer à mes étudiants le titre d’un ouvrage qu’ils seraient maintenant en mesure de lire lors de leur temps libre — pendant les vacances de Noël ou leurs longues vacances estivales, par exemple. J’écris le titre au tableau de la belle et captivante biographie de Raymond Trousson sur le penseur genevois. Réactions de mes étudiants face à ma proposition toute désintéressée ? Des ricanements et quelques rires gras !
Pourquoi une pareille réaction ? Que s’est-il passé lors du long parcours scolaire de ces étudiants pour qu’ils réagissent ainsi à ma proposition ? De quelles manières, avec quels mots et à partir de quels exemples leurs enseignants de niveau primaire et secondaire leur ont-ils parlé du livre, de la lecture, de ce geste qui consiste à plonger son nez dans un ouvrage dans le but de se divertir, mais aussi et surtout d’apprendre et de se cultiver ?
Un instrument de torture…
En fait, que peut bien représenter un livre pour ces étudiants ? À regarder leurs réactions, j’ai la forte impression que ce drôle d’objet est perçu par eux comme un instrument de torture. Ils s’adonneront à cette corvée, qui consiste à ouvrir un livre, s’ils sont obligés de le faire dans le cadre d’un exercice scolaire qui, évidemment, sera évalué et noté. Pour ce qui est de lire pour apprendre, pour se cultiver ou satisfaire une curiosité personnelle, malheureusement, notre système d’éducation n’a pas réussi à développer ce réflexe pourtant tellement essentiel pour l’épanouissement de l’être humain et du citoyen.
Bien sûr que plusieurs d’entre eux ont goûté à la littérature jeunesse il y a de ça bien des années. Certains connaissent Harry Potter, d’autres Amos Daragon ou les livres d’India Desjardins, peu importe. Toutefois, lorsqu’ils arrivent au cégep, on a l’impression que ce bel élan s’est épuisé en cours de route. Le plaisir de lire semble s’être perdu. Maintenant concentrés sur leur téléphone prétendument intelligent, ils semblent avoir définitivement tourné la page. Et cela m’attriste.
Comment expliquer ce phénomène ? C’est peut-être que ces jeunes étudiants ont fini par prendre au sérieux ce que ne cessent de leur répéter les thuriféraires du tout-numérique. Selon eux, cela ne vaudrait plus la peine d’emmagasiner des connaissances ou de mémoriser quoi que ce soit étant donné que l’ensemble du « savoir » serait supposément disponible en quelques clics grâce aux applications numériques. Chez ces grands penseurs du virtuel, le savoir et la culture sont perçus comme un ensemble d’éléments étrangers et inertes, sortes de bagages encombrants et poussiéreux qu’il est préférable d’entreposer hors de soi, quelque part dans le grand nuage numérique, afin de pouvoir y avoir accès si jamais au grand jamais ces « données » devenaient soudainement utiles pour la réalisation d’une tâche quelconque.
En fait, ces amoureux du silicium ne comprennent pas, comme le dit si bien François-Xavier Bellamy dans Les déshérités, que la culture « n’augmente pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes ». Loin d’être un luxe, un capital ou de simples informations disparates glanées ici et là sur le Web, la culture et les connaissances, lorsqu’elles sont véritablement assimilées, ruminées, digérées et intériorisées, deviennent la substance première, toute vivante et organique, à partir de laquelle l’esprit de l’être humain peut faire ses racines, se construire, prendre vie et s’envoler pour se libérer un peu plus, jour après jour, des déterminismes de toutes sortes, des lieux communs, de la propagande et des fausses nouvelles.
Et le livre, même s’il n’est pas le seul moyen pour y arriver, représente tout de même, encore et toujours, un instrument incroyablement efficace pour permettre aux jeunes âmes qui se retrouvent dans nos établissements d’enseignement de s’épanouir. À la condition, toutefois, de respecter et de prendre au sérieux cet outil d’émancipation ; ce qui est malheureusement loin d’être le cas en ce moment dans notre système d’éducation