« Les théories modernes et scientifiques de la maladie ont bien fait leurs effets, écrit l’anthropologue et infirmier Nicolas Vonarx. Le fait que santé rime avec médecine va de pair avec l’idée que la santé est l’absence de maladie, et que la disparition de la maladie découle de la présence du médecin. Santé et médecine sont alors liées pour ne faire plus qu’un, au grand dam de tous les autres professionnels, personnes et ressources qui participent à leur mesure à la santé. »
Professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, Vonarx a une autre vision de la santé et du soin. On ne peut, écrit-il, penser le corps en usant uniquement d’un « langage anatomo-bio-physiologique ». L’humain n’est pas une machine. En prendre soin exige de ne pas transformer son corps en objet et de se préoccuper de son « intériorité non visible », de dépasser le « corps-outil » pour aller vers le « corps vécu », tant celui du malade que celui du soignant.
Afin d’explorer cette vision humaniste de la santé, Vonarx nous propose de regarder 12 films qui ébranlent ce qu’on pourrait appeler l’empire médical. Essai plutôt savant mais tout de même accessible, Santé et maladie au cinéma (Liber, 2018, 240 pages) critique le paradigme biomédical dominant — l’inspiration d’Ivan Illich est tangible —, tout en reconnaissant sa pertinence. « Nous ne cherchons pas du tout à nier qu’il y a du bon dans la médecine, précise Vonarx. […] Pour nous, la question reste pourtant de savoir comment bonifier son rôle et pallier les effets imprévus qu’elle induit sur son passage. »
Maux sociaux
Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975), de Milos Forman, sert ici à illustrer le fait que l’institution psychiatrique vise parfois moins le soin des malades que leur neutralisation. Beauté américaine (1999), de Sam Mendes, est convoqué pour faire comprendre que la détresse psychologique et la dépression ont souvent des causes sociales et non biologiques, une réalité que met aussi en scène Les êtres chers (2015), d’Anne Émond.
Vonarx revient souvent sur l’idée selon laquelle les troubles mentaux, communément associés à des causes matérielles ou neurobiologiques, proviendraient plutôt « des environnements sociaux ». Il en tire une leçon. « Si l’on convient, suggère-t-il, de cette lecture plus dynamique et contextuelle des maux psychologiques, chercher à débusquer ce qui va mal dans la vie d’une personne et définir des stratégies pour l’en défaire demande d’interroger la place que cette dernière occupe dans le monde, ses expériences, les buts qu’elle poursuit, ce qui la guide et la porte, ses plaisirs et déplaisirs. » La narrativité, l’histoire qu’une personne se raconte de sa propre vie, doit être au coeur d’une conception pleinement humaine de la santé physique et mentale.
La science médicale régnante néglige trop souvent ces considérations et leur préfère une démarche objectivante, qui « perd de vue le singulier au profit d’une pratique standardisée à l’endroit de corps a priori identiques ». Adaptation cinématographique du chef-d’oeuvre théâtral de Jules Romains, Knock (1951), de Guy Lefranc, fait une éclatante démonstration des dérives de la médecine moderne.
Volonté de puissance
Le héros éponyme arrive dans un bled alpin jusque-là épargné par l’empire médical. Convaincu d’apporter les bienfaits de la science, Knock affirme que « les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent » et prétend répandre la lumière de la médecine dans un monde d’ignorance.
Une paysanne a mal au dos parce qu’elle travaille trop ? Knock lui parle de son « faisceau de Turck ». Une bourgeoise est fatiguée ? Problème neurologique, dit-il. Avec Knock, « chacun apprend à ses dépens qu’il a besoin de la médecine », note Vonarx. Les bien portants, soumis à la propagande médicale, se découvrent inquiets, vulnérables, et accueillent donc le médecin comme un sauveur. Le pharmacien, quant à lui, comprend vite les bénéfices qu’il peut tirer de cet « âge médical ».
C’est cette volonté de puissance médicale que Bernard Émond ébranle dans La donation (2009). Urgentologue citadine versée dans la médecine de pointe, Jeanne Dion, en venant remplacer le vieux docteur Rainville à Normétal, en Abitibi-Témiscamingue, apprend que les dimensions biologiques du mal ne résument pas la souffrance et que le soin relève d’abord du « service à l’autre », dans une atmosphère de présence mutuelle. La pratique médicale et professionnelle, explique Vonarx, n’est pas tant une pratique scientifique qu’un « art nourri de connaissances scientifiques ». Pour en retrouver le sens, il faudrait « moins d’hypermodernité, d’individualisme, et plus de donation ».
En nous amenant au cinéma, l’anthropologue, fin analyste, nous fait comprendre que la médecine moderne, nécessaire, a besoin des sciences humaines et sociales pour ne pas perdre son âme.