L’un des drames de l’époque, c’est qu’une partie des gens veut croire au destin commun de l’humanité et l’affirmer haut et fort, dans de grandes déclarations qui engagent les États… Tandis qu’une autre partie de la même humanité regarde ailleurs et réaffirme la primauté du local et du national comme base du progrès, de la sécurité et des intérêts des individus.
Bien entendu, entre multilatéralisme et localisme, entre coopération et souveraineté nationale, la synthèse existe ; elle est désirable et possible. Mais aujourd’hui, on voit surtout la contradiction et on met en avant le caractère irréductible de cette opposition. Eux, les mondialistes et les élites. Nous, le peuple et la nation.
Cette semaine à Katowice, en Pologne, des représentants du multilatéralisme et du « destin commun » tentent de relancer les normes supranationales, obligatoires ou incitatives, pour altérer le changement climatique, alors que semblent se multiplier les signes d’une accélération du réchauffement anthropique, par-dessus les frontières et les souverainetés nationales.
Au même moment, à Marrakech, au Maroc, sur un autre terrain, le débat oppose (là encore) les tenants de l’action et des obligations communes des États à ceux qui défendent bec et ongles l’indépendance nationale face aux défis de la grande transhumance (choisie ou non) du XXIe siècle, qui a jeté sur les chemins quelque 250 millions d’êtres humains, soit un peu plus de 3 % de la population de la Terre.
D’abord signé, dans sa version préliminaire de 2017, par la quasi-totalité des États qui n’y voyaient qu’un catalogue d’idéaux et de bonnes intentions sans caractère contraignant, le « Pacte sur les migrations » proposé par l’ONU s’est vu battu en brèche par les Américains, pour qui il s’agit, au contraire, d’un dangereux engrenage pouvant à terme obliger des États, contre leur souveraineté, à accepter chez eux des millions de nouveaux arrivants dont ils ne veulent pas.
Plusieurs pays d’Europe, comme l’Italie, la Hongrie et la Pologne, forment maintenant un bataillon croissant de « résistants nationalistes » à ce Pacte, dans le sillon des États-Unis.
La « mère » de toutes les grandes déclarations multilatérales, le texte fondateur du droit international de l’après-Seconde Guerre mondiale, célèbre lundi ses 70 ans. La « Déclaration universelle des droits de l’homme », comme on ne dirait plus aujourd’hui, a été signée à Paris le 10 décembre 1948.
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », proclamait le 1er article de la Déclaration, qui en 30 points énumérait ensuite une série de droits individuels : libertés civiles et politiques — droit à la vie, à la liberté, à l’élimination des châtiments cruels —, mais aussi droits économiques, culturels… Produit d’un compromis, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, entre l’Est communiste et l’Ouest capitaliste, cette Déclaration, efficace parce que minimaliste et prudemment formulée, est aujourd’hui battue en brèche.
Son minimalisme est encore trop pour des dirigeants — à Moscou, à Pékin, dans le monde musulman — qui considèrent que les droits qu’elle énumère ne sont pas vraiment universels, et que des concepts comme la liberté, la justice, l’égalité entre hommes et femmes doivent être conditionnés, soumis aux conditions politiques, nationales ou religieuses.
Il est intéressant de voir qui avait signé ou non à l’époque… et qui nie aujourd’hui le caractère universel des droits. La Déclaration avait été acceptée par 48 des 58 membres de l’ONU. Huit s’étaient abstenus, dont l’URSS et plusieurs pays satellites, mais aussi l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud, où l’apartheid était en plein essor.
Aujourd’hui, devant les hoquets d’une démocratie qui accouche d’un Trump ou d’un Bolsonaro, d’une Europe qui se cherche, les régimes autoritaires triomphent à Riyad, à Pékin ou à Moscou. Ils ont beau jeu de nier le caractère exemplaire du « modèle occidental » et de bafouer les droits comme jamais, tout comme le fait l’islamisme conquérant et menaçant.
La montée en puissance de la Chine coïncide avec une répression sans précédent des droits politiques et individuels – hors des sphères sacro-saintes de la production et de la consommation.
La Déclaration de 1948 énonçait des libertés fondamentales qui devaient en principe transcender les États, les traditions nationales, les régimes politiques et les religions. En principe, car cela ne semble plus sûr ni évident aujourd’hui.