Annoncer une « année charnière » et des « basculements » après lesquels « rien ne sera comme avant » : voilà une figure obligée des bilans de fin d’année, des coups de gueule sur Internet et de l’analyse du monde tel qu’on le voit.
« On vit un changement d’époque. » « Ça ne peut plus continuer comme ça. » Roulements de tambour. Aube d’une nouvelle révolution, inévitable devant un monde « intenable ». Mélange confus de fatalisme, de catastrophisme et d’espoir en des lendemains meilleurs.
À Katowice, à la 24e conférence de l’ONU sur le changement climatique, on a répété qu’il était minuit moins une et que l’inondation s’en venait. On s’est réjoui de la mise en application des décisions du sommet de Paris de 2015, tout en se demandant si elles seront à la mesure du défi.
En France, le mouvement des « gilets jaunes » donne à certains prophètes l’occasion de diagnostics féroces et définitifs sur le « vieux monde qui se meurt », sur l’injustice fiscale et la révolte des classes moyennes et populaires contre l’arrogance d’un président-roi… dans ce qui reste un des pays démocratiques les plus riches et les plus égalitaires du monde.
Sans nier tout fondement aux points de vue négatifs, voire apocalyptiques, qui remontent régulièrement à la surface, on peut, avec l’esprit de contradiction, mettre en avant les facteurs de continuité et d’amélioration, les contre-tendances, pour contredire le catastrophisme ambiant.
Et si, malgré tout ce qui ne va pas, tout continuait d’aller en 2019, sans effondrement ni révolution ?
Il est vrai que l’année 2018 n’a pas manqué de signes plutôt inquiétants…
Prenant le relais, dans l’horreur médiatisée, d’une Syrie épuisée où le vieux régime l’a finalement emporté, au prix de centaines de milliers de morts violentes dont il restera (et de loin) le premier comptable, il y a le Yémen bombardé par l’Arabie saoudite, l’effondrement des infrastructures civiles et la crise humanitaire qui s’en est suivie… Puis la tragédie des Rohingyas du Myanmar…
Et puis la menaçante montée de la Chine, dictature triomphante et respectée, génocidaire culturelle (les Tibétains, les Ouïghours)… La guerre commerciale avec les États-Unis… L’islamisme conquérant, insidieux ou violent, aux manifestations visibles sur tous les continents… La montée des populismes, le cri des classes moyennes excédées. L’arrogance inflexible et la corruption d’un Benjamin Nétanyahou qui flirte avec les extrêmes droites européennes… Ce Brexit chaotique et clownesque, négation du flegme et du réalisme britanniques…
Sans oublier le « théâtre Trump » et ses faux-semblants, devenus le nouvel étalon de la politique démocratique postmoderne.
Pourtant, les victimes de la guerre, le nombre de personnes tuées par les conflits violents, restent, en cette deuxième décennie du XXIe siècle, à de bas niveaux historiques par rapport au XXe siècle, malgré une remontée après 2011, due à un ou deux conflits particulièrement atroces… qui retombent aujourd’hui.
Pour un Venezuela qui sombre, il y a une Colombie renaissante et apaisée, un Mexique espérant… Le Brexit a donné à l’Union des 27 une occasion d’unité, elle qui n’en a pas en trop… La Chine connaît un ralentissement économique et des conflits sociaux qui la forceront opportunément à se recentrer sur elle-même… L’Arabie saoudite, agressive et martiale, a connu en 2018 une série de ratages (impasse sanglante au Yémen, scandale Khashoggi) qui ont « baissé les masques » et coupé les moyens (pourtant énormes) du meurtrier prince héritier… Malgré l’échec terrible de la tentative démocratique de 2011, la Syrie de 2018 saigne moins et panse ses plaies…
Quant au protofascisme du régime Donald Trump, il fait face à une résistance électorale, civile, et à des institutions — notamment judiciaires — qui pourraient bientôt inverser la tendance…
Le samedi 15 décembre, ce sont en tout 33 000 personnes qui ont défilé en « gilets jaunes » à travers toute la France : soit un citoyen sur deux mille. À Lille, dans la petite foule de manifestants, on disait : « On nous jette des pièces jaunes… nous voulons des billets verts ! » (Libération, 16 décembre)
Révolution ? Non, plus d’argent ! L’apocalypse et le Grand Soir sont remis à plus tard. Bonne année 2019, et espoir malgré tout !
Cette chronique fait relâche pour les Fêtes. De retour le 7 janvier.