La journaliste Marie-Ève Martel a raison : l’information régionale n’est pas un luxe, mais une nécessité démocratique. « Sans ces petits journaux locaux, ces stations de radio ou de télévision communautaires, écrit-elle, les citoyens vivant en région ne sauraient pas ce qui se passe chez eux. »
Les grands médias ne débarquent dans les régions qu’à l’occasion de faits divers spectaculaires. Pourtant, explique la journaliste, « les affaires courantes, les initiatives positives pas nécessairement inusitées et les travers des régions, qui ne suscitent aucun intérêt dans ces grands médias, doivent quand même être couverts au bénéfice des populations locales et de la démocratie ».
Or, comme leurs prestigieux grands frères, les petits journaux sont dans une mauvaise passe. Dans Extinction de voix (Somme toute, 2018, 208 pages), Marie-Ève Martel fait le point sur leur situation et se livre à un fougueux plaidoyer pour leur sauvegarde parce que, dit-elle, chaque fois qu’un de ces petits médias meurt, « c’est un pan de la démocratie locale qui s’effondre, ce sont des voix qui perdent une tribune, des projets dont on n’entendra plus parler ».
La bête numérique
Les causes du marasme dans lequel se retrouvent les hebdos régionaux sont très semblables à celles qui affectent les grands quotidiens. La disponibilité de l’information gratuite sur les plateformes numériques a engendré un déplacement des investissements publicitaires, qui sont la vache à lait des médias, au détriment des journaux imprimés.
Le gros de cette publicité numérique, et c’est là le coeur du problème, se retrouve sur des sites appartenant aux géants de la Toile, c’est-à-dire Google, Amazon, Facebook et Apple, qui ne versent pas « un sou d’impôt au gouvernement ou quelque redevance que ce soit aux créateurs de contenus qui leur fournissent un achalandage monétisable », écrit Martel.
Même les gouvernements nourrissent la bête. En 2017, 54,7 % des dépenses publicitaires du fédéral ont été investies dans le numérique. Pendant qu’on s’informe sur Facebook, une plateforme sur laquelle « les nouvelles écrites par des journalistes professionnels se noient dans un océan de contenus dont la véracité n’est pas toujours prouvée », les médias sérieux se meurent.
L’importance des grands journaux nationaux est généralement reconnue. Martel, dans Extinction de voix, s’attache donc surtout à démontrer celle des petits journaux. Ils favorisent, expose-t-elle, « la participation à la vie démocratique » en fournissant une information qu’on ne retrouve pas ailleurs, ils suscitent la mobilisation autour d’enjeux régionaux importants et ils surveillent des pouvoirs politiques négligés par la grande presse. Ils contribuent, aussi, à la construction de l’identité collective des régions en faisant exister dans l’espace public des organismes communautaires, des créateurs artistiques et des athlètes locaux, en plus d’être des sources pour l’histoire régionale.
Un bien public
Les journalistes qui les produisent peuvent être considérés comme des soldats de l’information. Travailler dans ces médias n’est pas, en effet, une sinécure. Martel, en connaissance de cause, illustre les obstacles que rencontrent ses collègues. Les petits journaux vivent essentiellement de la publicité et des avis publics provenant des entreprises locales ou des municipalités. Or, ces dernières s’attendent, en contrepartie, à ce que ces médias présentent d’elles une image positive, ce qui n’est évidemment pas leur rôle.
Des entreprises mécontentes de certains reportages menacent ainsi de retirer leurs investissements publicitaires. Des élus, qui gèrent pourtant de l’argent public, font de même, expulsent des journalistes de séances publiques, jouent les Trump en intimidant les reporters zélés et entravent l’accès à l’information. Ils veulent des meneuses de claque, alors que la démocratie exige des journalistes offrant « tous les points de vue nécessaires à une prise de conscience collective ».
Pour sauver ces indispensables petits journaux, Marie-Ève Martel soutient qu’une aide étatique, sous forme de crédits d’impôt liés aux dépenses en information et d’investissements publicitaires, s’impose, étant donné que l’information est un bien public. Elle suggère aussi d’ajouter une initiation au rôle des médias à la formation en éthique que doivent suivre les élus municipaux et de procéder à des changements législatifs afin que les journalistes ne soient plus soumis à l’arbitraire des roitelets régionaux.
Martel souhaite, enfin, que l’école offre une éducation aux médias, pour faire comprendre aux élèves que s’informer sur les réseaux sociaux signifie souvent se faire enfumer, et pour que les citoyens prennent conscience de la valeur démocratique, sociale et économique des médias régionaux. Je le redis : elle a raison.
Marie-Ève Martel dans «Extinction de voix»