Il a fait de la frontière une zone de guerre, du mur son cheval de bataille, refusant de céder sur ce qui n’est qu’un projet pharaonique à visée électorale. Pourtant, la frontière, au coeur des mythes fondateurs du pays, a défini le rêve américain, son esprit pionnier, la conquête de nouveaux espaces — réels ou oniriques. C’est cette frontière, positive, progressiste, que Kennedy invoquait lors de son discours d’investiture en 1960.
Mais la frontière a toujours exercé une forme de magnétisme pour les extrêmes. Aux marges du pays, l’espace frontalier a toujours été simultanément un lieu d’échanges et celui d’une extraordinaire férocité. L’espace frontalier qu’a visité le président jeudi — la Rio Grande Valley — a ainsi été le lieu des exactions des Texas Rangers (proche du nettoyage ethnique durant la Matanza). Il a également été défini par des pratiques de lynchage des Mexicains, documentées par Nicholas Villanueva, ou encore par les lois « Juan Crow » (en référence aux lois Jim Crow du Sud) instaurant un système ségrégationniste. Perpétuée à travers la brutale opération Wetback des années 1950, ou par exemple la mise sur pied par le KKK de la Klan Border Watch à la fin des années 1970, cette violence de la frontière demeure. Et désormais, elle va crescendo.
En effet, rien ne justifie la détention et la séparation des familles à la frontière : 90 % des réfugiés se présentent à leurs audiences en cour. Rien ne justifie la détention de 15 000 mineurs dans des refuges inadaptés. Ou que des enfants brûlés par le soleil du désert, trempés par leur traversée du Rio Grande soient enfermés dans des hieleras, des cellules glaciales où ils sont contraints d’étaler du papier toilette par terre pour ne pas dormir à même le sol (selon la Women’s Refugee Commission). Rien ne peut justifier qu’on leur administre des psychotropes pour les empêcher de pleurer, mais pas les antibiotiques qui auraient dû sauver la vie de ces deux petits, morts en détention le mois dernier. Rien, ne peut expliquer les agressions dénoncées par le rapport de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU).
Absolument rien, pas même le fait qu’ils aient franchi irrégulièrement la frontière, comme a pourtant osé le dire la secrétaire à la Sécurité intérieure, Kirstjen Nielsen, à la mi-décembre.
Alors oui, le président a raison, il y a une « crise du coeur, une crise de l’âme » à la frontière. Mais ce n’est pas celle dont il parle. Il n’y a pas de crise sécuritaire. Et la crise humanitaire est manufacturée par ce gouvernement.
Et contrairement à ce que déclare le président, le GAO — vérificateur général fédéral — a clairement affirmé en 2017 que le mur n’est qu’un « ralentisseur ». Le mur ne permet pas non plus de prévenir l’entrée de la drogue à l’intérieur du pays puisque l’essentiel du trafic passe par les ports d’entrée officiels. Et le seul coût de construction est astronomique. Tant et si bien que les 5 milliards que demande le président permettraient sans doute de murer 23 kilomètres de la frontière. Mais cela lui suffirait pour remporter la partie.
Car ce théâtre frontalier n’est qu’un jeu politique. Dans ce contexte, le président peut-il, pour rafler la mise, déclarer l’état d’urgence ? Oui. Les seules limites, datant de 1976 (délimitation de l’objet de l’urgence, déclaration au Congrès, consultation du Parlement tous les six mois, résolution commune des deux chambres pour invalider la décision), n’ont jamais été appliquées. Peut-il doter l’armée de pouvoirs de police, rappeler les réservistes, limiter et surveiller les communications électroniques, enquêter, détenir et geler les avoirs d’une personne pour laquelle existe « une base raisonnable » d’un possible lien à une entreprise terroriste ? Oui. Oui. Et oui.
Il a à sa disposition, selon Elizabeth Goitein, un véritable arsenal juridique qui, en cas d’urgence, étend les pouvoirs de l’exécutif. Ce sont ces dispositions qui lui permettront de réaffecter les fonds du Pentagone prévus pour la réalisation de baraquements, d’infrastructures routières ou la reconstruction de Porto Rico vers l’érection du mur.
En soi, il est logique qu’en cas d’urgence, celui qui doit riposter à une attaque, ou prendre des mesures face à une catastrophe n’ait pas à tergiverser : c’est le principe des pouvoirs de crise. Toutefois, lorsque la sécurité nationale est mise en scène, lorsque la Constitution est instrumentalisée à des fins personnelles, on sort du cadre tissé par l’histoire constitutionnelle. Et d’ici à la prochaine élection, l’équation comporte des inconnues : une grave crise internationale, le rapport Mueller, les enquêtes de la Chambre des représentants. Si l’urgence nationale est invoquée aujourd’hui, jusqu’où ira l’escalade ?