L’image capturée sur l’autoroute par un citoyen est surréaliste : l’enseigne du Archambault gît sur le côté, ligotée sur une remorque. L’emblème devenu bout de ferraille, en route vers nulle part. Stupéfaction générale. La Ville avait, semble-t-il, été avertie du retrait, mais puisque personne ne s’est précipité pour récupérer l’enseigne, on l’a décrochée comme un vieux cadre qui jure avec la peinture neuve.
La bévue survient dans un moment propice à l’indignation patrimoniale. Les esprits sont échaudés par la démolition, à Chambly, de la maison Boileau, une construction du début du XIXe siècle, typique de son époque, où les patriotes auraient tenu des assemblées politiques. Un rare vestige à la fois physique et symbolique de ce fragment de notre histoire qui n’avait toutefois jamais été classé.
En 2016, alors qu’on tentait de raser la maison Boileau, le maire de Chambly, philosophe, invitait les citoyens à « faire preuve de pragmatisme et lâcher l’émotivité », puisque « tout ce que construit l’homme a une finalité dans le temps ». Rappel fort ironique tant cela relève de l’évidence, dans notre société qui n’a que le présent comme horizon. Soyez raisonnables, veuillez jeter après usage.
Après la démolition de la maison Boileau, la ministre de la Culture, Nathalie Roy, s’est dite déterminée à passer à l’« action », proposant de créer un répertoire des biens patrimoniaux à risque. Un appel à l’action bien passif, alors que plusieurs groupes font déjà une telle vigile, laquelle ne sert jusqu’ici qu’à rendre tristement compte de la situation, en l’absence de vision et d’une réelle volonté d’agir.
Le problème naît en partie de la loi, qui définit mal la responsabilité de chacun. On a donné des pouvoirs étendus aux municipalités en matière de classement et de conversation, mais l’argent n’a pas suivi. Quant à la responsabilité des particuliers, la législation sur le patrimoine échoue à tempérer l’absolutisme de la propriété privée. Les bâtiments d’intérêt plantés sur des terrains privés sont souvent laissés en décrépitude, jusqu’à ce qu’il soit urgent d’envoyer la pelle mécanique. Pendant que le patrimoine bâti s’effrite, on fait grand cas du patrimoine immatériel, celui-là politiquement plus facile à défendre. Au rythme où vont les choses, peut-être faudra-t-il bientôt ranger les maisons dans cette catégorie.
La racine de ce problème est à chercher du côté de notre rapport au passé. On enfile les gaffes et les « trop peu, trop tard », et des éléments patrimoniaux passent à la trappe sans que quiconque lève le doigt. Mais chaque fois qu’une démolition frappe l’imaginaire, on s’empresse de déplorer la « tragédie », spécifiant, toutefois, qu’il n’y avait rien à faire. Il est fascinant de nous entendre parler de l’effritement du patrimoine comme quelque chose « qui arrive », comme les intempéries. Le temps passe, érode la pierre, « tout ce que construit l’homme a une finalité dans le temps », pourquoi s’attacher au passé, c’est l’instant présent qu’il faut saisir.
Je badine, mais le cafouillage entourant l’enseigne du Archambault, retirée avant que les parties concernées — la Ville, Renaud-Bray et Québecor — se soient entendues sur un plan, démontre exactement cela. Tous y ont vu d’abord une affaire commerciale, l’autorité publique comprise, et on a agi en conséquence.
Pour apaiser rapidement les esprits, la Ville s’est d’abord dépêchée d’annoncer que l’enseigne serait exposée ailleurs. Tout comme on a promis de reconstruire la maison Boileau à l’identique. On nous fait donc gober l’approche Las Vegas : on plaque tout sur tout, les symboles et les références culturelles n’étant que des bibelots et la persistance dans le temps, signe de rien d’autre. Si bien que tout peut être déplacé, aliéné, reproduit.
Cette vanité est à l’image de notre époque : pour préserver les traces du passé, on préférera mettre en avant la technique moderne. Pourquoi restaurer, après tout, si l’on peut tout refaire en neuf (sous-entendu : en mieux) ? Le culte du simili-véritable sert à rendre hommage au passé tout en le gardant à sa place, c’est-à-dire à bonne distance. Umberto Eco l’écrit bien : l’information historique n’arrive plus à être traitée par nos sociétés que sous ce rapport.
Les duplicatas en vrai faux-vrai confortent notre sentiment de responsabilité par rapport au passé tout en affirmant la primauté du présent — qu’il faut bien sûr consommer au maximum, de façon renouvelée. Et si nos sociétés adolescentes sont obsédées par « l’authenticité », elles ne supportent aucune marque du passage du temps ; on préfère de loin vénérer le faux absolu, heureux que nous sommes à patauger dans l’éternel présent. On pourrait au fond remplacer l’enseigne du Archambault par un imprimé « Carpe Diem » en caractères fantaisistes géants. Ils en ont de beaux, chez IKEA.