L’autoroute 20, en direction de Québec, un samedi après-midi. Aux environs de Laurier-Station, sorti de nulle part, un bouchon de circulation. On freine dans un clignotement de feux d’urgence, ça roule au pas devant nous, et on se dit : OK, ça leur prend un troisième lien, c’est vrai qu’il y a un problème… Puis on saisit ce qui se passe : un chien suicidaire trottine en zigzaguant sur l’autoroute, et comme personne ne veut avoir de chien écrasé sur la conscience, on préfère risquer le carambolage. Incrédules, nous voyons s’ouvrir des portières, des cœurs sensibles mettent pied à terre sans prendre le temps de se ranger sur la voie de service, la vie d’un pauvre clebs est en jeu, à croire que personne n’a jamais lu l’histoire d’Emma et des trois petits canards.
Après avoir enfin réussi à dépasser par la droite en roulant sur l’accotement et en saluant tout ce beau monde de quelques coups de klaxon, j’aperçois une autre harde de chevreuils attirée à découvert par les grains de maïs qui se trouvent sous la neige. Ça me fait 45 points. Des chevreuils, c’est 15 points. Des dindons sauvages, 5 points… Je vous expliquerai une autre fois.
Toujours est-il que ma fille, voyant bondir ces gracieux animaux dans le champ enneigé, leur trouve un air de ressemblance avec les rennes du père Noël. Elle met le doigt sur quelque chose : dans les livres pour enfants, les rennes sont souvent représentés sous les traits délicats du cerf plutôt que ceux, plus robustes, de notre caribou du Nord. Bref, chacun ses obsessions dans la vie. Elle, c’est Noël. Elle en parle depuis le mois de mars. Moi, je fais toujours plein de liens quand je passe sur le pont Pierre-Laporte.
Vents du large
Plus tard, ce jour-là, nous nous pointons à la très belle Maison de la littérature de Québec, où se déroulent, en marge du Salon du livre des Premières Nations (SLPN), un lancement (Nous sommes des histoires. Réflexions sur la littérature autochtone, sous la direction de Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, Mémoire d’encrier, 2018, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Pelletier) et une lecture publique. Pour sa septième édition, Kwahiatonhk ! (le SLPN) a quitté son berceau, l’Hôtel-Musée Premières Nations, à Wendake, pour un environnement plus ouvert aux vents du grand large qui balaient le Vieux-Québec. Ce déménagement, effectué pour, selon les mots du directeur, Daniel Sioui, « faire rayonner encore davantage notre belle et vivante culture », comme la croissance du SLPN lui-même, modeste mais réelle — six éditeurs présents là où la première édition était monopolisée par deux « spécialistes » (Hannenorak et Mémoire d’encrier) ; une durée de quatre jours contre un seul à l’origine, etc. —, n’empêchent évidemment pas ce rendez-vous de novembre de conserver son caractère éminemment chaleureux.
Cette atmosphère conviviale, cette franche camaraderie, ce généreux esprit de solidarité, ces espoirs, la littérature québécoise écrite par les descendants de colons européens les a aussi connus, à l’époque où elle se donnait une mission, l’ambition de bâtir quelque chose, quand elle avait un but dans la vie…
Parmi les 25 auteures et auteurs du Québec et du Canada invités cette année, on retrouvait les Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Louis-Karl Picard-Sioui, d’autres visages connus, d’autres écritures à découvrir…
Deux éclaireurs
Le lendemain, après une promenade sur les vieilles plaines où des grêlons poussés par le vent de l’histoire nous fouettaient la peau comme de la grenaille tirée par les bombardes anglaises, et après une lumineuse visite au Musée des beaux-arts, nous avons repassé la porte Saint-Jean pour nous diriger vers le Centre culturel Morrin, où le SLPN tenait pignon sur rue.
Cette fois, j’ai envoyé mes deux éclaireurs âgés de cinq et huit ans prospecter les présentoirs de livres. Ma fille n’a pas tardé à revenir avec Vilains maringouins ! (Scholastic, 2017, traduit de l’anglais par Christiane Duchesne) du bon vieux Robert Munsch, que nous connaissions déjà pour avoir tant de fois glissé vers le sommeil en lisant le classique Allez ouste, l’orignal ! Munsch, cette fois, s’est associé à un spécialiste des moustiques et des mouches noires, le dessinateur Jay Odjick, originaire de la communauté anichinabée de Kitigan Zibi. Et ça tombe bien, car voici justement Jay qui, sa séance de dédicaces bouclée, s’apprête à quitter le salon. Oui, il reste une dédicace dans son stylo, pas de problème.
Entre-temps, une crise a éclaté : même si le texte de Vilains maringouins ! est imprimé en gros caractères et qu’il paraît un peu « jeune » pour un garçon de huit ans, mon fils, s’avère-t-il, a aussi jeté son dévolu sur lui. Il veut exactement le même livre que sa petite sœur. Il me vient une théorie sur le rapport des jeunes enfants au concept de triangulation du désir élaboré par René Girard. Mais ça aussi, je vous l’expliquerai une autre fois.