Je sais que vous n’êtes pas complètement étrangère à la réalité d’ici, puisque votre frère a, comme des milliers d’Africains, étudié à l’Université de Montréal, ce qui a aussi eu pour effet de vous donner une belle-soeur québécoise. De retour au Rwanda, ils ont été assassinés, ainsi que leurs deux enfants, aux premiers jours du génocide perpétré en 1994. Vous-même viviez alors à Washington, grâce à quoi vous avez pu échapper au massacre qui a frappé votre pays et votre famille.
La situation a beaucoup changé dans votre pays depuis, en bonne partie pour le mieux : forte croissance économique, réduction de la pauvreté, atténuation des inégalités, progrès dans les indicateurs de développement humain, selon un récent rapport de la Banque mondiale.
Mais il vous faut savoir que c’est avec une certaine incrédulité qu’a été accueillie votre nomination par bon nombre de Québécois. Que le gouvernement rwandais, dont vous étiez, ait choisi l’anglais comme seconde langue officielle au détriment du français ne nous rassure guère. Que vous ayez, par le passé, affirmé qu’« au Rwanda le français ne va nulle part » nous inquiète.
Pour nous, le français, s’il nous isole d’une certaine façon en Amérique du Nord, nous ouvre les portes du monde. La francophonie est un vaste espace dans lequel nous pouvons nous épanouir. C’est comme une bouffée d’air frais. Et l’OIF est une organisation à laquelle nous tenons tout particulièrement, ne serait-ce que parce que c’est la seule où le Québec, à titre de gouvernement participant, peut faire entendre pleinement sa voix originale sur la scène internationale. Mais aussi parce que nous croyons que le succès de l’Organisation pourrait contribuer puissamment à la vitalité de la langue française en général et, par conséquent, à la pérennité du fait français sur notre propre continent, et, même, à son utilité. La Francophonie peut donner un sens supplémentaire à notre curieuse aventure aux abords du Saint-Laurent, faire contrepoids au rouleau compresseur qu’est parfois l’anglais et être l’illustration qu’un monde linguistiquement diversifié est possible. Ce qui est souvent inimaginable à moins d’une heure de la frontière étatsunienne.
Par ailleurs, les Québécois ne comprennent pas comment l’Organisation a fini par compter autant de membres, dont plusieurs sont si peu francophones ou francophiles. À nos yeux, il en résulte une dilution telle qu’on se demande quel intérêt y trouvent toutes ces contrées, si ce n’est que d’y parler de tout sauf que de ce qui est pour nous l’essentiel : l’avenir du français comme grande langue internationale, l’éducation, la culture à l’ère numérique, la jeunesse.
Récemment, le maire de Québec a tenu des propos très durs envers la Francophonie. Des propos que je ne partage pas, mais son exaspération traduit un sentiment populaire qui me fait craindre qu’on en vienne à jeter le bébé, cette OIF — à tout le moins, celle dont nous rêvons —, avec l’eau du bain. Le même maire souhaitait aussi que les dirigeants de l’OIF soient des « activistes » de la langue française, comme nous le sommes tous un peu ici, à nos heures, parce que la réalité nous y oblige.
Il y a aussi quelque chose d’incongru à vous voir à la tête d’une organisation qui mène des actions politiques et de coopération en faveur de la paix, de la démocratie et des droits de la personne, alors que le président rwandais est réélu avec tout près de 100 % des suffrages, score digne d’un État totalitaire. On vous imagine mal intervenir dans la Francophonie pour distribuer les torts à ceux qui vous diront, immanquablement, que l’hôpital se moque de la charité.
En résumé, bien des Québécois croient que vous commencez ce mandat avec deux prises contre vous. C’est qu’au baseball, comme vous le savez sans doute, le frappeur a trois chances de toucher la balle, sans quoi il est retiré. Mais ce qui est bien, dans ce sport, c’est qu’après deux prises, on peut quand même frapper un coup de circuit qui vide les buts et fait souvent gagner l’équipe. Nous sommes nombreux à souhaiter que vous réussissiez ce coup de circuit et que vous redressiez la barre d’une institution bien mal en point. Qu’au terme de votre mandat la Francophonie soit plus forte, conquérante et positive, plus innovante… et plus francophone ! Nous voulons, surtout, d’une Francophonie qui ralliera les citoyens, particulièrement les jeunes.
Dans cette difficile entreprise, soyez assurée, Madame la Secrétaire générale, de notre soutien.